Irénée de Poulpiquet est chargé de projets pour l'association catholique humanitaire Caridad. Basée à Redon (Ille-et-Vilaine), cette dernière finance de nombreux projets dans des pays éprouvés par la guerre et la pauvreté. Parmi eux, l'Ukraine, envahie par la Russie il y a maintenant trois ans. En décembre 2024, Irénée de Poulpiquet s'est rendu à l'est de Kiev avant de passer une semaine à Kherson début janvier 2025. En partenariat avec le diocèse catholique latin d'Odessa, l'association Caridad a distribué des colis alimentaires aux familles et personnes isolées essaimées dans la ville et les villages alentour, parfois à quelques kilomètres des positions russes situées de l'autre côté du Dniepr. Pour Aleteia, il témoigne de ce qu'il a vu dans cette région défigurée par les combats où les prêtres et communautés religieuses représentent l'une des seules sources d'espérance.
Aleteia : Dans quel but êtes-vous parti à Kherson ?
Irénée de Poulpiquet : Depuis le début de la guerre, nous avons tissé un partenariat avec le diocèse catholique d'Odessa. Celui-ci est divisé en deux avec une partie ukrainienne, l’autre sous occupation russe. Le but était d'aider le diocèse dans sa mission d'aide humanitaire auprès des habitants de la ville de Kherson, notamment dans la distribution alimentaire. En cette période de Noël où de nombreuses personnes sont seules, surtout les personnes âgées restées sur place et qui ne reçoivent plus aucune visite, il était important de donner une aide concrète et un peu d'espoir.
Qu'avez-vous vu à Kherson ?
Lorsque l'on arrive à Kherson, on a d'abord la sensation d'une ville morte, complètement vide. Beaucoup de gens sont partis, et pourtant il suffit de rentrer dans un immeuble pour constater qu'une personne vit encore dans un de ces appartements. Certains commerçants continuent de lutter. En déambulant, on aperçoit derrière des planches en bois un coiffeur qui coupe toujours les cheveux, ou un café derrière des sacs de sable. Ils essaient de mener une vie à peu près normale mais le danger est toujours là. Je l'ai moi-même ressenti d'emblée à mon arrivée et j'en ai un souvenir indélébile : alors que j'assistais à la messe et que le prêtre prononçait "Ceci est mon corps", l'église s'est mise à vibrer à cause d'une explosion. Pendant la nuit, les murs du presbytère tremblaient régulièrement. L'autre grand danger, c'est celui des drones-suicide. Un prêtre gréco-catholique a été touché le lendemain de mon départ alors qu'il était en voiture (le père Ihor Makar, ndlr). Les drones russes visent très souvent les voitures, les bus… Y compris lorsqu'il s'agit d'associations humanitaires. Sur place, on nous disait de longer les murs, de rester sous les arbres. Le père Maksim, le curé de la paroisse latine de Kherson, décrit une terreur pure destinée à miner le moral de la population. Malgré le temps qui passe, Kherson reste une zone de guerre menacée d'invasion par les Russes qui sont de l’autre côté du Dniepr. Un peu plus loin, quand on sort de Kherson, on voit distinctement les tranchées, les postes de garde, et on croise des blindés, dont beaucoup sont accidentés.
Ceux qui restent sont les personnes âgées, isolées, qui n'ont pas d'autre endroit où aller. Elles ont tellement peur des explosions qu'elles se barricadent et vivent souvent sans lumière.
Ceux qui restent sont les personnes âgées, isolées, qui n'ont pas d'autre endroit où aller. Elles ont tellement peur des explosions qu'elles se barricadent et vivent souvent sans lumière. Une dame âgée m'a beaucoup marqué en ce sens : quand je suis allé la voir, elle était assise dans un fauteuil au milieu d'un appartement encrassé, l'odeur était insoutenable et elle était entourée de bouteilles d'eau entassées partout (en raison des nombreuses coupures d'eau, ndlr). Et derrière, juste le "tic-tac" d'une horloge. C'est le quotidien de beaucoup de gens là-bas : pas de visites, rien à faire, et le bruit des explosions. Le plus terrible, au milieu de tout ça, ce sont les enfants. Ils ont perdu toute joie de vivre. Ils ne sourient plus. En rentrant en France j’ai senti cette différence. Les enfants que j’ai vus n’ont pas une vie normale : ils sursautent au moindre bruit, ils ont les yeux constamment baissés, on sent un vrai traumatisme. Cela fait trois ans qu'ils n'ont plus école. Même s'il y a les cours en ligne, Internet est souvent brouillé et ils se retrouvent désœuvrés.
Les fidèles de Kherson parviennent-ils encore à vivre leur foi ?
Le père Maksim célèbre sa messe quotidiennement. Le jour, la petite église peut contenir parfois jusqu'à une centaine de personnes, (surtout des personnes âgées). Quand il la célèbre le soir, il le fait dans le noir pour éviter d'attirer l'attention. Il y a beaucoup moins de monde car le couvre-feu est assez tôt, les gens ne sortent pas la nuit. L'église a déjà subi deux fois des lancers de roquettes, mais le père Maksim ne démissionne pas. Il prie, il bénit les gens, distribue des médailles miraculeuses à tour de bras… Il est même allé jusqu'à risquer sa vie pour exfiltrer une dame très handicapée qui était très proche des positions russes. Tout cela compte beaucoup vu l'état d'esprit de la population qui est, disons-le franchement, plutôt déprimée. Tous les civils que j'ai pu voir ne sourient plus, et la mort s'invite dans toutes les conversations. La résilience de ces prêtres et de ces communautés religieuses est incroyable et porteuse d'espérance. Ils ne parlent pas de défaite, ni de victoire, ils agissent en silence dans le quotidien.