L’enjeu de l’indépendance ecclésiale
En 1992, lors de la proclamation de son indépendance après la chute de l’URSS, une partie des orthodoxes ukrainiens ont fondé l’Église orthodoxe ukrainienne, dont le patriarcat est basé à Kiev, et qui est née d’une scission de l’Église orthodoxe russe d’Ukraine, rattachée, elle, à Moscou. Quant à l’Église orthodoxe d’Ukraine, née en 2018 dans le contexte des vives tensions avec la Russie, son autocéphalie a été reconnue par le patriarcat de Constantinople, au grand dam de Moscou. Nationalisme, volonté d’indépendance et foi sont ainsi imbriqués, le sort des Églises orthodoxes étant lié aux vicissitudes de la politique. En 2023, l’Église orthodoxe d’Ukraine a abandonné le calendrier grégorien pour adopter le calendrier julien révisé, une façon supplémentaire de marquer son détachement de Moscou et son rattachement à l’Occident.
L’interdiction de l’Église orthodoxe russe d’Ukraine émane d’une demande du Conseil panukrainien des Églises, dans lequel siègent notamment des gréco-catholiques. La demande a été portée devant la Chambre basse du Parlement, qui a adopté le texte le 20 août pour entrer en vigueur trente jours après sa publication. L’Église orthodoxe russe en Ukraine dispose d’un délai de neuf mois pour démontrer qu’elle n’a plus de lien avec la Russie, sinon elle devra clôturer ses activités. Volodymyr Zelenski a présenté ce texte comme un "renforcement de l'indépendance spirituelle vis-à-vis de la Russie". Pour le Conseil panukrainien, "aucune organisation, religieuse ou laïque, ayant un centre dans le pays agresseur ne peut fonctionner en Ukraine". Il s’agit bien d’une rétorsion à l’égard de la Russie et d’une volonté d’indépendance face au patriarcat de Moscou. La foi et la pratique religieuse se trouvent ainsi enrôlées dans la guerre qui oppose Moscou et Kiev.
Mais la foi est également utilisée en Russie où le patriarche de Moscou a publiquement soutenu l’"opération spéciale" en Ukraine et défendu la politique conduite par Vladimir Poutine. Intrinsèquement liée au nationalisme et aux constructions historiques des nations, l’orthodoxie est mobilisée dans les combats et les évêques n’ont que peu de marges de liberté par rapport au pouvoir politique.
Opposition de Rome
C’est cette situation qui a été dénoncée par le pape François lors de son angélus du 25 août. Le souverain pontife s’est publiquement opposé à la loi votée à Kiev le 20 août en demandant que la foi ne soit pas instrumentalisée par le pouvoir politique et que la liberté religieuse ne soit pas attaquée : "En pensant aux lois récemment adoptées en Ukraine, monte en moi une crainte pour la liberté de ceux qui prient. Parce que ceux qui prient vraiment prient toujours pour tout le monde. On ne commet pas le mal en priant", a-t-il ainsi affirmé. Puis, s’adressant aux autorités politiques ukrainiennes, il a complété : "Qu'on laisse prier ceux qui veulent prier dans ce qu'ils considèrent comme leur Église […]. S'il vous plaît, veuillez ne pas abolir directement ou indirectement une Église chrétienne."
Ces propos n’ont pas manqué de faire réagir à Moscou et à Kiev. Si la Russie approuve l’intervention du Pape, l’Ukraine ne peut qu’être en désaccord, ce qui, une fois de plus, va placer les gréco-catholiques en position délicate. Toutefois, les propos du pape de Rome ne doivent pas être interprétés comme une prise de position en faveur de l’un ou l’autre camp. Il s’agit au contraire d’une position constante et affirmée de la diplomatie vaticane qui considère la liberté religieuse comme sacrée et la liberté de la pratique de la foi comme devant être respectée. À l’inverse de la Russie et de l’Ukraine qui enrôlent la foi chrétienne dans la guerre et dans leurs combats politiques, le Pape, par son intervention, défend une juste laïcité, c'est-à-dire la distinction du pouvoir politique et du pouvoir religieux et l’indépendance de la foi à l’égard du politique. Un Parlement, quel qu’il soit, ne peut pas prendre le contrôle des âmes. Une loi, même dans un pays en guerre, ne peut pas effacer une Église au motif que celle-ci est rattachée au pays belligérant. S’il n’y a pas eu de trêve estivale, dans son angélus, le Pape a réaffirmé une nécessité absolue, et éminemment chrétienne : celle de la trêve des cœurs et des âmes. François rappelle ainsi que le Christ est le prince de la Paix, non un soldat casqué mobilisé sous les canons.