Alors que l’Église nous invite à méditer sur l’espérance en cette année sainte, il est bon de prendre la main de cette vertu théologale, cette petite fille décrite par Charles Péguy entre ses deux sœurs aînées, la foi et la charité :
La foi voit ce qui est. La charité aime ce qui est. L’espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera. Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la route montante. Traînée, pendue aux bras de grandes sœurs, qui la tiennent par la main, la petite espérance s’avance. Et au milieu de ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher. Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle. Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne, et qui fait marcher le monde. Et qui le traîne. Car on ne travaille jamais que pour les enfants. Et les deux grandes ne marchent que pour la petite (Le Porche du Mystère de la deuxième vertu).
Espérer l’essentiel
L’espérance fait cruellement défaut à notre monde, comme bien d’autres vertus, mais elle manque aussi souvent, de façon plus surprenante, dans notre vie de foi. Pourtant elle est cette capacité à espérer l’essentiel, à savoir la béatitude éternelle. Il ne s’agit pas de ne jamais éprouver de découragements, de désespoirs humains passagers, mais de demeurer accrocher à cette ancre. D’ailleurs l’allégorie de l’espérance est une femme portant une ancre de navire. Saint Paul, parlant d’Abraham justifié non par ses œuvres mais par sa foi en Dieu, écrit que le patriarche espéra contre l’espérance même parce qu’il crut en des promesses tellement extraordinaires qu’il ne pouvait en rien espérer par des moyens et des lumières naturels. Et il applique cette espérance contre toute espérance à l’expérience de chaque fidèle qui peut se glorifier dans l’espérance de l’éternité. Il ajoute : "Nous nous glorifions encore dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la patience ; la patience, l’épreuve ; et l’épreuve, l’espérance. Or l’espérance ne confond point, parce que la charité de Dieu est répandue en nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné" (Rm 5, 3-4).
L’espérance ne fleurit pas lorsque tout est calme. Bien au contraire, elle ne peut jaillir que du plus profond de l’abîme, de la déréliction, du cœur des épreuves. C’est une espérance incandescente, une folie d’espérance qui saisit celui qui, ne pouvant compter sur rien de terrestre, se jette ainsi dans la folie de l’amour de Dieu. Cet entêtement dans l’espérance irrigue le cœur de tous les mystiques. Un des grands apôtres de la miséricorde divine, choisi personnellement par le Christ Lui-même, fut saint Claude La Colombière. Ce dernier ne cessa d’inviter à l’espérance comme le seul bien que rien ni personne ne pouvait nous arracher. Très souvent, dans ses puissantes et inspirantes prières, il répète que le Malin lui-même ne peut rien contre l’espérance : "C’est en vain que votre ennemi et le mien me tend tous les jours de nouveaux pièges. Il me fera tout perdre plutôt que l’espérance que j’ai en votre miséricorde. Quand je serais retombé cent fois et que mes crimes seraient cent fois plus horribles qu’ils ne sont, j’espérerais encore en vous."
Le combat et la confiance
La dialectique du désespoir que prêchent les nihilistes n’a aucune prise sur une âme qui s’abandonne et qui croit. Cela n’empêche pas le combat, souvent rude car il faut d’abord éprouver le vide, le pâtir, avant de se jeter à corps perdu dans l’espérance. Tel est le cri, dans la bouche du Christ en Croix : Deus, Deus quare me dereliquisti ? - "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-Vous abandonné ?" (Ps 21, 2), cri dépassé bien vite : In manus tuas commendo spiritum meum - "En vos mains je remets mon esprit" (Lc, 23, 46). Saint Claude La Colombière, dans une veine identique digne du véritable disciple, s’adresse ainsi à Dieu :
Pour moi Seigneur, Vous êtes toute ma confiance, Vous êtes ma confiance même. Je connais, hélas, je ne le connais que trop, que je suis fragile et changeant ; je sais ce que peuvent les tentations contre les vertus les plus affermies. Mais cela ne peut m’effrayer tant que j’espérerai ; je me tiens à couvert de tous mes malheurs et je suis assuré d’espérer toujours, parce que j’espère encore cette invariable espérance.
Autant un jugement extérieur peut affecter ou remettre en cause la qualité et l’honnêteté de notre foi, de notre charité, autant l’espérance n’appartient qu’à celui qui l’éprouve et qui est porté par elle. Voilà pourquoi elle est indéracinable, y compris lorsque tous les démons se saisissent de la hache pour la mettre à bas. Un auteur païen, Tao, a cette juste formule : "On ne peut pas demeurer longtemps sur la pointe des pieds" (Tao Te King, 24). Le volontarisme et la tension dans les choses spirituelles sont inefficaces car tout finit par craquer. L’espérance permet à l’âme de défaillir, de ne pas se raidir, d’effacer en elle ce qui ne provient que du moi peureux, inquiet ou égoïste.
L’espérance aide à transcender ce qui est mal
Cela ne signifie pas qu’il faut tout aborder avec un regard aveugle et un sourire béat. L’optimiste par principe ne vit pas d’espérance. Il laisse souvent de côté ses angoisses ou bien il prouve qu’il n’est guère en phase avec la souffrance des autres. Ce n’est pas être pessimiste et manquer d’espérance que de mettre le doigt sur ce qui fait mal, sur ce qui ne tourne pas rond en ce monde, que de dénoncer les dangers qui nous guettent et les corruptions qui nous empoisonnent. L’espérance aide à transcender ce qui est mal, sans pour autant démobiliser et paralyser. Elle ne crée point l’indifférence et la paresse ; Gustave Thibon écrit à ce sujet :
"L’espérance chrétienne est une vertu surnaturelle, enracinée dans la foi en la toute-puissance et en la toute-bonté de Dieu, et dont aucune catastrophe temporelle ne peut et ne doit venir à bout. […] C’est prostituer l’espérance théologique que de l’appliquer sans discernement à tout ce qui se produit dans le temps et d’attendre que le bien sorte automatiquement du mal" (L’Équilibre et l’Harmonie).
L’espérance est une victoire
Comme l’a rappelé à de nombreuses reprises Georges Bernanos, il existe une "espérance des imbéciles". Une espérance qui ne s’appuie pas sur la vertu de force n’est que mollesse et conduit irrémédiablement à la catastrophe. Dans ce cas, comme le dit cet écrivain combattant : "Une seule once de désespoir suffirait à préserver cent mille imbéciles de la pourriture, au lieu que chaque éjaculation d’espérance précipite leur liquéfaction" (Encyclique aux Français). Il parle ici d’un désespoir qui n’est pas le péché contre l’esprit, mais cette once de réalisme qui est la condition pour une action courageuse et pour une vision surnaturelle. Lorsque le désespoir fascine les cœurs et les jette dans la révolte et le goût du néant, la juste espérance n’est pas l’optimisme béat. Bernanos nous avertit encore, alors qu’il est accusé de désespérer, à la fin de sa vie, devant la France de la Libération :
Je viens d’écrire ce mot de désespoir par défi. Je sais parfaitement qu’il ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est souffrir l’agonie du désespoir, autre chose le désespoir lui-même. C’est là une vérité que je dois à certains garçons peu réfléchis disposés à se tromper non moins grossièrement sur l’espérance que sur l’amour. Je voudrais les mettre en garde contre les charlatans dont le faux espoir n’est qu’un lâche prétexte à ne pas courir le risque de la véritable espérance. Car l’espérance est une victoire, et il n’y a pas de victoire sans risque. Celui qui espère réellement, qui se repose dans l’espérance, est un homme revenu de loin, de très loin, revenu sain et sauf d’une grande aventure spirituelle, où il aurait dû mille fois périr (Français, si vous saviez…) .
L’espérance à cultiver durant cette année sainte est faite de ce bois. Elle n’est point l’optimisme béat des lâches et des pleutres, mais la couronne justement gagnée avec effort après avoir surmonté les obstacles naturels pour embrasser cet ancrage surnaturel. Nul ne peut jeter l’ancre avant d’avoir voyagé et d’avoir affronté et traversé tant de dangers et tant de pièges.