L’affrontement du Bien et du Mal et le doute sont les deux thèmes qui semblent le plus traverser l’œuvre de Georges Bernanos. Ces questions sont centrales de sa première œuvre, Sous le Soleil de Satan (1926), à sa dernière, Dialogue des carmélites (1949). Mais l’œuvre de celui qui « mérite le respect et la gratitude de tous les hommes libres », selon Albert Camus, est bien plus riche que cela. L’écrivain a aussi entrevu le recul de la foi dans l’Hexagone, comme en témoignent La France contre les robots (1947) et Journal d’un curé de campagne (1936).
La Civilisation des Machines contre l’âme
« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », explique Georges Bernanos dans La France contre les robots. Dans ce qui constitue son testament politique, l’auteur analyse la manière dont la société industrielle, aidée des machines et de l’État, prive les individus de toute liberté. « La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute », écrit-il. C’est pour cette raison que la « Civilisation des Machines » mène une « lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure ». La conséquence est que les hommes ne ressentent plus leurs âmes. Il écrit ainsi :
« Les âmes ! On rougit presque d’écrire aujourd’hui ce mot sacré. […] L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la Civilisation des machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. »
L’une des raisons de cet état de fait pour Bernanos est que le monde moderne, « civilisation technique dont la seule règle est l’efficacité », a voulu effacer la pauvreté « qui ne sert à rien » selon ses critères. Or, il entrevoit dans « Dans l’amitié de Léon Bloy », article où il rend hommage à son aîné décédé en 1917, une noblesse du pauvre, qu’il distingue, à la suite de Charles Péguy, du misérable. « Il y a une force cachée dans la pauvreté », constate-t-il. Pour lui, comme pour Bloy ou Péguy avant lui, « le Pauvre est le témoin de Jésus-Christ » et « une Société sans pauvres est chrétiennement inconcevable ». Au final, la société industrielle et ses machines ont détourné l’homme de la foi, au profit de considérations purement matérielles.
Le sacerdoce face à la perte de la foi
C’est le thème principal de Journal d’un curé de campagne, « plus beau » roman de Bernanos pour la philosophe Simone Weil. Couronné du Grand prix du roman de l’Académie française et adapté au cinéma par Robert Bresson en 1951, le chef-d’œuvre de Bernanos est écrit comme un journal intime. Celui-ci relate les réflexions d’un jeune curé, dans la petite paroisse artésienne d’Ambricourt dans le nord de la France. Inspiré par Thérèse de l’Enfant Jésus et l’abbé Camier, que l’écrivain a côtoyé lorsqu’il était enfant, le jeune prêtre de Bernanos souffre de douleurs d’estomac et du manque de foi de ses fidèles. Il se sent faible et inutile et doit même résister à la folie. Pourtant, il tient bon, convaincu que « hors l’Église, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d’enfants trouvés. »
Dans La France contre les robots Bernanos reprochaient aux « prêtres imposteurs » ne de pas voir le danger que représentait la « Civilisation des Machines » pour l’âme. Dans son roman, il accuse le clergé tout entier, à commencer par les évêques, d’être responsables de cette situation. Selon lui, l’Église aurait fait l’erreur de s’acclimater au monde moderne et à l’esprit bourgeois. Seuls trouvent grâce à ses yeux les petits curés, restés auprès des pauvres. Car comme le rappelle un des interlocuteurs du curé d’Ambricourt, les pauvres, « c’est à eux que le bon Dieu nous envoie d’abord, et pour leur annoncer quoi ? La pauvreté. » Il ajoute : « Le peuple des pauvres […] est un peuple errant parmi les nations, à la recherche de ses espérances charnelles. » C’est finalement pour répondre à cette exigence morale que le héros du roman de Bernanos n’abdique pas, mais au contraire persévère jusqu’à la fin.
Bernanos est à l’image de son héros. Il écrit dans Les Grands cimetières sous la Lune (1938) que « l'optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste est un imbécile malheureux ». Bien que conscient de l’état du monde, il ne se résigne pas pour autant. Et appelle les chrétiens à en faire de même, en retrouvant le sens de la contemplation, seul capable de mener à une vie intérieure, et à suivre l’exemple du Christ. Car, comme il le constate : « Le grand malheur de ce monde, la grande pitié de ce monde, ce n'est pas qu'il y ait des impies, mais que nous soyons des chrétiens si médiocres. »