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Avec Jean-Marie Le Pen, les Français se sont aperçus qu’on ne pouvait plus rire de tout

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Xavier Patier - publié le 09/01/25
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L’écrivain Xavier Patier, auteur de "La confiance se fabrique-t-elle ? Essai sur la mort des élites républicaines" revient sur le parcours de l’homme politique paradoxal que fut Jean-Marie Le Pen, mort ce 7 janvier à l’âge de 96 ans.

C’est l’histoire pas très drôle d’une tranche de vie politique que la France porte en terre au milieu d’une grande désespérance. On peut dire ce qu’on veut, avec la mort de Jean-Marie Le Pen le 7 janvier, la France perd un marqueur déterminant de son univers mental. Elle s’était trouvé un méchant facile à condamner, un épouvantail capable de mettre le petit monde civilisé d’accord : elle devra s’en passer.

Peu de politiques autant que Jean-Marie Le Pen auront autant pesé sur notre morale électorale. Jean-Marie Le Pen fut à la Ve République ce que fut Marcel Lefebvre à l’Église postconciliaire. “Lefebvre Utile”, plaisantait André Frossard à propos de l’évêque schismatique à qui il trouvait la saveur d’un petit beurre LU capable de nous obliger à réfléchir pendant que nous ne demandions qu’à prendre le thé entre gens convenables. Lefebvre Utile ? Soit, si l’on veut bien admettre que la division, la souffrance, l’incompréhension, l’amour-propre peuvent servir les voies insondables de Dieu. Qui peut le dire ?

Un homme politique paradoxal

Le Pen Utile ? Plutôt que de reprendre les commentaires déjà énoncés ou à venir sur cet homme controversé, plutôt aussi que de nous lamenter sur cette honte qu’il y a à se réjouir sur un cadavre — oui, il y a une honte à danser sur la dépouille d’un mort ! — on peut rappeler quelques aspects peu soulignés d’un homme politique paradoxal qui nous en aura appris beaucoup sur nos propres démons.

Jean-Marie Le Pen, arrivé sur la scène politique française trente ans trop tard ou trente ans trop tôt (je n’ose imaginer ce qu’il aurait produit en débarquant en politique à l’heure des réseaux sociaux) récapitule toutes les contradictions françaises. Il fut un Donald Trump cultivé, capable comme l’Américain de faire de la vulgarité une œuvre d’art, mais en y ajoutant les références classiques chères à la vieille Europe. Bon vivant et méchant, charmeur et odieux (il a assumé des ignominies antisémites), paria et coqueluche des médias, tribun et familier, populiste et millionnaire, démagogue et bonapartiste, traditionnel et libertaire, cynique et séducteur, bas de gamme et haut en couleur, il aura été un homme beaucoup plus complexe qu’il voulait le faire croire. 

Avide de reconnaissance

En 1985, lors d’une réunion où nous parlions de lui, Raymond Barre le traita d’ "étudiant prolongé". L’ancien Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing ne voyait pas en Jean-Marie Le Pen une menace sérieuse. Il expliqua qu’il retrouvait en lui un exemplaire de ses propres étudiants, bretteur, provocateur, capable de se damner pour un bon mot, mais surtout avide de reconnaissance. "Si on le nomme secrétaire d’État à quelque chose, on règle le problème", avait conclu Raymond Barre. Ce n’était pas du tout le point de vue de Jacques Chirac à la même époque. Jacques Chirac considérait que l’émergence de Jean-Marie Le Pen était au cœur de la stratégie de François Mitterrand pour conserver le pouvoir et qu’il ne fallait pas s’amuser avec lui. À l’Élysée, le président socialiste voulait instiller une dose de proportionnelle pour les futures élections législatives, faisait pression sur les médias publics pour qu’ils offrent une micro à Jean-Marie Le Pen, s’employait parallèlement à le diaboliser, bref, faisait tout pour offrir au Front national un groupe au Palais Bourbon capable de pourrir la vie du RPR, quitte à prendre le risque de priver l’Assemblée d’une majorité.

Le diable était à droite

La tactique mitterrando-lepeniste porta des fruits quelques mois plus tard : en 1986, la majorité de droite à l’Assemblée ne fut que de trois voix tandis que Jean-Marie Le Pen faisait une entrée fracassante avec un groupe de plus de trente députés. La gauche bien-pensante qui avait organisé le triomphe du Breton s’offusqua : le grand fasciste Jean-Marie Le Pen avait pris pied au Palais Bourbon par la faute du petit fasciste Jacques Chirac. Beaucoup tombèrent dans le panneau. Le gaulliste eut alors la force de ne pas céder à la pression qui l’entourait : il n’ouvrit pas de discussion électorale avec le FN comme en rêvait Mitterrand et le suggérait Charles Pasqua. Pendant qu’un Michel Noir disait préférer perdre les élections que son âme, Jacques Chirac mettait en place les conditions qui lui permirent de gagner les élections et d’épargner à la France vingt ans de socialisme pur et dur.

Avec Jean-Marie Le Pen, les Français se sont aperçus qu’on ne peut pas rire de tout.

Pour autant, le phénomène Le Pen était né. Un ordre moral nouveau, impitoyable, fondé sur la bonne conscience autoproclamée de la gauche, s’imposa. Une certaine liberté du débat politique disparut. Avec Jean-Marie Le Pen, les Français se sont aperçus qu’on ne peut pas rire de tout. La diabolisation fonctionnait à plein. En même temps, le diable ne cessait d’en rajouter dans la diablerie et suscitait toujours davantage la curiosité des électeurs inquiets de leur avenir et lassés du système. Personne n’avouait soutenir Jean-Marie Le Pen dans les sondages mais toujours plus de monde finissait par voter pour lui. François Mitterrand savait de quoi il parlait. Il avait expérimenté le danger d’avoir un extrême dans son propre camp : le Parti communiste avait bloqué la route du pouvoir aux socialistes pendant des années ; il espérait que le Front national empêcherait pendant aussi longtemps le retour des gaullistes aux affaires. À l’approche des élections présidentielles de 1988, le socialiste se démena : il accusa le gaulliste Chirac de "gémellité" avec Jean-Marie Le Pen, ce qui était une énormité que Le Monde, La Croix et même Le Figaro relayèrent. Aucun homme plus que Jacques Chirac n’était en désaccord avec le cynisme xénophobe de Jean-Marie Le Pen. Mais peu importait : le diable était à droite. Jacques Chirac était à droite, donc il était son complice.

Les vrais complices

Au vrai, si gémellité il y avait, c’était plutôt entre Jean-Marie Le Pen et François Mitterrand qu’il fallait la chercher. Les deux hommes se connaissaient de longue date. Ils avaient siégé dans le même groupe au temps de la IVe République. Ils avaient tous deux des références classiques, le goût de Maurice Barrès, de Chardonne et de Drieu la Rochelle, une affection secrète pour l’État français du Maréchal et surtout une haine viscérale pour tout ce qui évoquait la figure du général de Gaulle. Ils avaient la nostalgie de l’Algérie française. Nous l’avions observé dans les circonscriptions des Pyrénées orientales, de l’Hérault et du Gard lors de la présidentielle de 1988 : les rapatriés avaient voté comme un seul homme Jean-Marie Le Pen au premier tour et François Mitterrand au second. Le fondateur du Front national avait ainsi payé sa dette, contribué à la réélection du socialiste en 1988 comme sa fille contribua de manière plus déterminante encore à la réélection d’Emmanuel Macron en 2022.

La complicité entre le vieux socialiste et l’étudiant prolongé a tardé à être documentée. C’est seulement au début des années 2000, que l’essayiste Yvan Blot avec qui j’en parlais me confia qu’il en avait beaucoup à dire. Il avait été le témoin privilégié des affinités politiques entre les deux politiciens et même de rencontres. Il n’avait pas très envie d’en parler. J’insistai. Il accepta finalement d’écrire un livre : Mitterrand-Le Pen, le piège. Histoire d’une rencontre secrète que les éditions du Rocher publièrent, mais que la presse enterra.

Une caisse de résonance

Jean-Marie Le Pen fut l’homme d’une certaine époque qui n’est déjà plus la nôtre. Il a émergé au moment où les Trente Glorieuses s’achevaient. Il a été la caisse de résonance de la crise économique, du choc migratoire, de l’insécurité, du chômage, du sentiment de déclassement. Il a exprimé le cri de désespoir d’un peuple qui refusait de mourir. Il a désespéré à haute voix. Il en a appelé à des sentiments qui n’étaient pas généreux. Il n’a rien construit. Ses outrances ont empêché la naissance d’un débat serein sur les sujets cruciaux. Avec lui et avec la complicité de la gauche, il devint interdit de parler d’immigration, de délinquance, de déclassement, d’identité. Jean-Marie Le Pen mort, aucun des drames dont il avait fait son fonds de commerce ne s’est éloigné. Il n’était pas l’homme des solutions. À présent qu’il s’est tu, il ne reste plus qu’un seul tribun dans notre paysage politique : Jean-Luc Mélenchon. Mais pouvons-nous encore nous offrir le luxe de nous payer des mots ?

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