À qui réussit à y pénétrer après sa restauration et sa réouverture, une des meilleures surprises qu’offre Notre-Dame de Paris est à quel point sa verticalité est limpide et lumineuse. On pouvait avoir gardé le souvenir d’un édifice dont le charme ne venait pas seulement de sa taille majestueuse et de son élégante complexité, mais aussi de la pénombre qui y régnait et qui semblait voiler des mystères aussi inévitables qu’impénétrables. Or cette impression reflétait une dégénérescence du gothique, qui prenait là le sens négatif d’obscur, voire obscurantiste, reçu au temps des "Lumières". L’arc brisé, la croisée d’ogive et l’arc-boutant avaient pourtant été inventés à partir du XIIe siècle pour bâtir plus haut et mieux frayer le chemin du ciel en l’éclairant par une multitude de fenêtres vertigineusement élancées.
De la cathédrale romantique…
Si Notre-Dame paraissait plutôt sombre avant l’incendie qui l’a ravagée le 15 avril 2019, c’est sans doute parce que la pierre s’était ternie et avait grisé, et parce que les vitrages s’étaient salis, à l’extérieur et aussi de l’intérieur. Le nettoyage, les remplacements de matériaux et les reconstructions imposés par les dégâts du feu ont redonné à l’ensemble une fraîcheur oubliée. Les nervures ascendantes puis cintrées pour se rejoindre en bouquet aux clés des hautes voûtes ne se perdent plus dans des altitudes indistinctes et s’avèrent bien de la même texture presque crémeuse que les piliers, colonnes, murs, meneaux et sculptures encadrant les baies. Les vitraux colorés que le jour fait resplendir du dehors font du coup un contraste moins cru, qui ne rend pas terne la blondeur pâle des maçonneries.
On est donc tenté de dire que la cathédrale a retrouvé sa splendeur originelle, et offre de nouveau ce qu’ont cherché les bâtisseurs en exprimant leur foi pour la partager. Il n’y a manifestement pas de place pour un inquiétant et pitoyable Quasimodo contemporain, terré dans quelque recoin. Le fameux roman de Victor Hugo, publié en 1831, appartient à ce que l’on appelle la "littérature gothique". C’est un genre né en Angleterre au XVIIIe siècle, où d’émotives demoiselles sont séquestrées par des moines lubriques dans d’effrayantes abbayes médiévales tombant déjà en ruine. La page désormais tournée est celle de ce gothique sinistre, fantasmé après quelques siècles d’incurie par le romantisme finissant.
… à Notre-Dame de la Belle Époque
Mais c’en est fini aussi des cathédrales célébrées par les convertis de la Belle Époque : Paul Claudel, Joris-Karl Huysmans, Charles Péguy… Ces deux derniers préféraient d’ailleurs celle de Chartres, la quête spirituelle et esthétique qu’implique de s’y rendre en pèlerinage, la dévotion mariale qui la motive, la touffue "forêt de symboles" qui s’y explore patiemment. Aujourd’hui, Notre-Dame de Paris frappe et séduit plutôt par son aplomb presque incongru mais incontournable dans le paysage et, dès qu’on y entre, par son dépouillement, sa simplicité, sans qu’on ait le temps (ni les moyens) de déchiffrer les innombrables messages qui la structurent et l’ornent jusque dans le moindre détail.
La cathédrale de l’Île de la Cité diffère aussi de ses sœurs plus jeunes et d’autres grandes églises construites aux XIXe et XXe siècles dans un style gothique dûment systématisé, où les symétries sont parfaites. Le grand critique d’art anglais de l’ère victorienne, John Ruskin (pour lequel Marcel Proust s’enthousiasma et qu’il tint à traduire lui-même), a expliqué que les maîtres d’œuvre médiévaux qui se succédaient ne s’en tenaient pas à des plans préconçus et se souciaient peu de répétitions à l’identique et de balancements rationnels et réguliers. Des variantes et inégalités plus ou moins perceptibles contribuent ainsi presque subrepticement aux attraits de Notre-Dame en évitant la monotonie ou la prédictibilité sans nuire aux harmonies. Par exemple, les deux tours (inachevées !) de la façade ne sont pas absolument semblables : celle de gauche (au nord) est plus large.
De l’artisanat traditionnel aux technologies futuristes
Mais la cathédrale rénovée n’est pas un retour pur et simple à l’authenticité du Moyen Âge. Ce n’est pas seulement en raison des réparations, modifications et ajouts (comme la flèche de Viollet-le-Duc) apportées au fil du temps. Ni parce que la foi n’est plus aussi massive qu’autrefois et que le catéchisme qui donne de la comprendre est marginalisé dans la culture. Ni parce que le jubé qui séparait le chœur a disparu. Ni parce que l’autel, le baptistère et le reste du mobilier (dont les sièges et le reliquaire de la couronne d’épines) portent la marque flagrante du XXIe siècle. Mais c’est aussi et peut-être surtout grâce aux éclairages, que l’on peut apprécier quand le soleil s’est couché (et d’autant plus facilement ces jours-ci où il fait nuit tôt).
L’étonnant est que pratiquement rien à l’intérieur du monument ne reste dans le noir ni dans un clair-obscur, grâce à des lampes qui sont pour la plupart indétectables et dont la puissance peut varier en intensité, spécialement pour valoriser les cérémonies liturgiques. Globalement, elles font ressortir l’élévation et la profondeur du bâtiment, ainsi que l’espace inaccessible des galeries latérales sur les bas-côtés, dont les arcades surplombent la nef et le chœur. Et la discrétion de ces projecteurs laisse admirer les somptueux et bien plus visibles lustres de bronze conçus par Viollet-le-Duc, rénovés et étincelants, accrochés sous les arches qui longent la nef. Ils sont loin d’être la seule source de l’illumination, mais ils en sont, sans pour autant s’imposer, les signes adéquats.
De la conscience à la confiance
Il y a là davantage qu’une prouesse de plus de "la fée électricité", dont la magie date d’il y a déjà bien plus d’un siècle. Car les technologies dissimulées mises en œuvre dans l’éclairage de l’intérieur de la cathédrale sont sans doute "de pointe" et aussi efficaces que peu ostentatoires. Et il n’est pas difficile de deviner qu’il en a été de même dans le reste de la restauration architecturale. On a insisté sur le fait que la charpente de la toiture a été refaite "à l’ancienne", et que l’on a, par principe, utilisé les mêmes matériaux qu’à l’origine, en utilisant (voire ressuscitant) des méthodes artisanales immémoriales. Mais cela ne doit pas occulter les gigantesques échafaudages métalliques et grues du chantier, ni le recours massif et systématique aux savoir-faire actuels les plus sophistiqués, y compris le numérique, pour préparer, gérer et vérifier toutes les opérations en à peine plus de cinq ans.
Ce nouveau "miracle" de Notre-Dame (le énième, après tant de crises et de gloires !) n’a ainsi pas été simplement de susciter un consensus national et international qui a reconnu au catholicisme sa place dans la société et la culture d’aujourd’hui. Car c’est comme une réconciliation du passé et de la modernité, de la Tradition et de la créativité qui s’est ébauchée là. La question est de savoir si nous en prendrons assez conscience pour garder ou reprendre confiance.