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Il est curieux de constater qu’Albrecht Von Bollstädt, plus connu sous le nom d’Albert le Grand, l’une des plus remarquables figures de l’ordre dominicain, modèle de culture quasi universelle, philosophe, théologien, entomologiste, géologue, zoologue, pour ne citer que quelques-uns de ses innombrables centres d’intérêt, l’homme qui a rendu à l’Occident Aristote en le christianisant, le maître de saint Thomas d’Aquin dont il a été le premier à mesurer l’envergure intellectuelle et qu’il ne cessera de défendre jusqu’à la mort prématurée du disciple en 1274, n’a été porté sur les autels qu’en 1931, soit 650 ans après son décès. D’autant plus curieux, même, que l’envergure de l’homme et de son œuvre n’a jamais été contestée et qu’il a laissé, partout où il est passé au cours d’une vie largement itinérante, un souvenir qui a marqué les lieux, comme au Quartier latin où il a enseigné, donnant son nom à la rue Maître Albert et à la place Maubert, contraction de l’appellation précédente.
Il est vrai que cette puissante intelligence a toujours fait preuve d’une immense modestie et que, dans son humilité, il n’a jamais couru après les honneurs, pas même ceux de l’Église dont il a toujours su se dépouiller. Albert est né vers 1220 à Lauingen en Souabe, en Bavière, d’une famille de chevaliers plus habitués à manier l’épée que la plume et fière jusqu’à l’orgueil de sa noble extraction. Pourtant, ce n’est pas cette voie qu’adolescent, il choisit. Au métier des armes, il préfère les études et part pour Venise, puis Padoue, où, bachelier ès Lettres, il se consacre ensuite aux sciences et à la médecine, révélant en ces matières d’étonnantes capacités et un sens de l’observation qui fera de lui l’un des premiers esprits véritablement scientifiques.
Un noble métamorphosé en mendiant
C’est à Padoue qu’il découvre les frères prêcheurs, que Dominique a fondés en 1216, moins de dix ans plus tôt. Est-ce leur dépouillement radical, si nouveau, ou leur intellectualisme, qui le séduit ? Les deux et, en 1223, Albert les rejoint, démarche qui ne va pas de soi tant il semble choquant, – Thomas d’Aquin en fera la pénible expérience –, pour un jeune noble, de se métamorphoser en religieux mendiant. Au moins sa passion de l’étude sera-t-elle satisfaite puisque Albert se voit offrir la possibilité de passer ses diplômes de théologie à Paris, puis à Cologne, où il commence à l’enseigner en 1228 avant même d’avoir tous ses grades qu’il obtiendra en 1245. Il est vrai que, dans l’intervalle, il n’a cessé de pérégriner d’un couvent à l’autre, de Ratisbonne à Hildesheim, de Fribourg-en-Brisgau à Strasbourg avant de revenir à Paris en 1241 puis à Cologne.
C’est à Paris qu’il rencontre Thomas, alors que le garçon, effrayé de sa propre intelligence, et des satisfactions qu’il en tire, craignant de pécher par orgueil, s’ingénie à passer pour un crétin envoyé par erreur à l’université. Ce n’est pas le moindre mérite d’Albert que d’avoir deviné sous les silences de celui que ses charitables camarades ont surnommé « le gros bœuf muet » la finesse d’un génie et de l’avoir convaincu que le vrai péché serait de ne pas user des dons que Dieu lui a accordés. C’est aussi l’époque où Albert découvre Aristote, disparu des bibliothèques occidentales lors des ravages des grandes invasions mais sauvegardé en Orient et conservé par les savants arabes qui en proposent gloses et commentaires. Le défi sera d’adapter au catholicisme une pensée païenne revisitée par l’Islam, donc doublement jugée incompatible avec la foi. À l’évidence, l’esprit scientifique d’Albert se sent à l’aise dans la rationalité aristotélicienne, et il saura communiquer son admiration du philosophe grec à Thomas d’Aquin.
Ses chères études
Si Thomas donnera la Somme théologique, c’est à une encyclopédie que se voue Albert, y passant plus de vingt ans. Ses supérieurs ne cessent pourtant de l’occuper à d’autres affaires le nommant provincial de Germanie en 1257, ce qui l’oblige à courir les routes, puis évêque de Ratisbonne en 1260. Albert se sent si mal à l’aise dans ces fonctions, lui que seuls l’étude et l’enseignement passionnent, qu’il obtient du pape Urbain IV la permission de démissionner en 1263 mais c’est pour être envoyé prêcher la croisade au monde germanique… L’on finit par le laisser enfin retourner à ses chères études. Albert enseigne à Wurtzbourg, Strasbourg, Cologne, où il a, en 1248, fondé le Studium generale qui réunit les étudiants dominicains.
C’est en cette ville qu’il meurt le 15 novembre 1280 et est enterré en l’église Saint-André. Il est béatifié en 1622. S’il lui faut attendre l’auréole jusqu’en 1931, il ne faudra qu’une décennie de plus pour que Pie XII le proclame patron des scientifiques et des savants catholiques. Un patronage qui l’aura certainement comblé !