Saint Gilles a été l’un des saints les plus populaires du Moyen Âge ; sa notoriété, autant que les miracles dont on l’a crédité, l’ont fait inscrire au très sélectif catalogue des Auxiliaires, ces quatorze bienheureux médecins capables de tout soigner, ou à peu près, en un temps où la science humaine en était incapable. Pourtant, comme on ne manquera pas de vous le dire, nous ne savons rien de lui, et c’est tout juste si l’on peut affirmer qu’il a existé. Alors, rétorquerez-vous, qu’est-ce que ce saint inconnu, apocryphe peut-être, et pourquoi l’a-t-on ainsi vénéré, lui inventant une légende pieuse depuis longtemps jugée invraisemblable ? Tout bonnement un exemple des vertus chrétiennes, s’appuyant sur un fond de vérité, outrancièrement embelli, certes, mais méritant d’être connu et imité.
Entre Nîmes et Arles
Sa légende le fait naître à Athènes vers 640 dans une famille de l’aristocratie byzantine. Le fait est qu’il porte un prénom grec, Aegidios, Égide en français, que l’on déformera, selon les régions, en Gilles, Gery, Gely, rappelant le bouclier magique en peau de chèvre, qui se dit ægyx en grec, de la déesse Athéna. Ce patronyme est également celui d’un des derniers gouverneurs de la Gaule romaine, ou de ses vestiges, au Ve siècle, le patrice Aegidius. Gilles lui serait-il lointainement apparenté ? Pourquoi pas ? Cela expliquerait son installation chez nous. Le fait est que, vers 670, un religieux étranger s’installe entre Nîmes et Arles, au lieu-dit Collias, et fonde là un ermitage avec la bénédiction de l’évêque Verédime, ce qui lui accorde légitimité et statut ecclésial. Lieu de passage entre Italie et Espagne, cette partie du Languedoc est propice aux échanges culturels et commerciaux, ce qui expliquera la fortune du monastère qui s’y développe, halte bienvenue sur la route de Compostelle, et donnera naissance à Saint-Gilles du Gard.
L’amitié d’une biche
Pour l’heure, Gilles est seul dans sa garrigue où il s’adonne en paix à la prière et la méditation. Seul, pas tout à fait car, à l’instar des premiers anachorètes orientaux totalement coupés du monde, Dieu lui envoie une compagnie et une source de nourriture en la personne d’une biche allaitante qui, privée de son faon, donne chaque jour son lait à l’ermite. Au-delà de la réminiscence des corbeaux nourrissant Élie au désert, et Paul l’ermite dont saint Jérôme s’est fait le biographe, cette entente parfaite entre un animal sauvage, d’ordinaire farouche, et le solitaire, rappelle que la sainteté ramène au paradis terrestre, au jardin d’avant la faute de nos premiers parents, quand la Création vivait en harmonie avec l’homme et ne le craignait point puisqu’il n’était pas son ennemi et son prédateur. Aussi Gilles n’est-il pas le seul saint, bien avant François d’Assise, à rétablir l’amitié des commencements avec les animaux.
Reste que, sitôt sorti de l’ermitage, la loi du péché reprend ses droits. Les terres où Gilles s’est installé appartiennent à un certain Wamba, seigneur ostrogoth amateur de gibier qui a repéré la biche et la mettrait bien à son tableau de chasse. Mais ses efforts sont vains car le cervidé échappe à ses chiens, se réfugiant dans un bosquet impénétrable. Obstiné, Wamba viole le refuge et force sa proie qui, pantelante, s’effondre aux pieds de Gilles ; l’ermite s’interpose entre l’animal et son poursuivant et reçoit dans la main la flèche que Wamba vient de décocher. Reconnaissant le saint homme dont parle le voisinage, horrifié de l’avoir blessé, Wamba, pour se faire pardonner, lui donne les terres qu’il occupe, les agrandissant afin d’y bâtir un monastère.
Le péché de Charles Martel
Cette notion de repentir est importante car Gilles, par ses vertus, est médiateur, non seulement entre l’humanité et le monde animal mais entre l’humanité et Dieu, acceptant d’intercéder à l’autel pour les pires pécheurs. À en croire sa vie, sa réputation de sainteté le fait appeler à la cour mérovingienne où il rencontre le maire du palais, Charles Martel, auréolé de sa victoire de Poitiers sur les Maures. Reste que le héros, dans sa vie privée, n’est pas exemplaire et a sur la conscience un péché si lourd qu’il n’ose le confesser. Gilles le convainc de l’écrire et lui remettre le papier, promettant de ne pas en prendre connaissance. Rentré à son monastère, Gilles pose le papier sur l’autel où il va célébrer la messe et voit s’inscrire en lettres d’or, tracées par un ange soudain apparu, le péché de Charles. À la consécration, l’inscription disparaît. Le saint sacrifice a effacé l’inceste de Martel. Pures inventions ? Peut-être mais qui rappellent la puissance de la messe et le mystère de la Rédemption.
En tout cas, à la fin du VIIe siècle, il existait bien un monastère à Collias et l’abbé s’appelait en effet Gilles. La Tradition veut qu’il en soit sorti parfois, pas seulement pour parcourir la France puisque la Catalogne lui attribue la fondation du pèlerinage marial de Nuria, affirmant que la Vierge noire que l’on y vénère aurait été sculptée par Gilles. Cette affirmation est réfutée par les historiens de l’art, car la statue est bien postérieure à son décès, le 1er septembre 720. Sa disparition n’empêchera pas l’expansion de son monastère ni l’afflux de pèlerins qui, en route pour le tombeau de saint Jacques, font halte dans l’abbaye gardoise.
Quand un déménagement s’avère nécessaire
Bientôt, Gilles sera crédité du patronage des mendiants, des infirmes — les deux vont souvent de pair — et des forgerons. On l’a longtemps invoqué pour soigner l’épilepsie, les maladies mentales, la possession et la stérilité féminine. Aujourd’hui, on l’invoque aussi pour favoriser les déménagements, quand un changement s’avère nécessaire, et se libérer des liens malsains, liaisons ou amitiés néfastes.