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Ce que le monde doit à l’Église. Le sujet pourrait sembler de prime abord trop ambitieux, pompeux ou à contretemps pour faire l’objet d’un livre. Depuis quelques années en effet, elle semble parfois se noyer dans les scandales qui l’éclaboussent et les critiques anticléricales qui ne manquent pas de tous bords. Et pourtant… L’apport de l’Église à nos sociétés est considérable, dans de très nombreux domaines parfois surprenants : l’éducation, la science, la médecine, l’art… Elle a façonné les sociétés telles qu’on les connaît aujourd’hui. « Depuis plusieurs années, je suis frappé par le fait qu’on ne cesse de parler des pages sombres de l’histoire de l’Église, sans que soit évoqué son apport considérable », confie volontiers Christophe Dickès, docteur en histoire, spécialiste de l’histoire du catholicisme et auteur du livre Pour l’Église, ce que le monde lui doit. "Il me semblait important, alors que l’Église occidentale est enferrée dans une crise qui n’en finit pas, de rappeler ce qu’elle a fait de bien dans son histoire. Non par simple curiosité mais afin de montrer que l’Église possède des motifs d’espérance. L’Histoire, nous dit Cicéron au Ier siècle avant Jésus-Christ, est maîtresse de vie et de vérité. Elle est un exercice de l’intelligence : le passé éclaire le présent afin de mieux envisager l’avenir." Entretien.
Aleteia : Pourquoi l’histoire de l’Église n'a pas bonne presse ?
Christophe Dickès : Il existe avant tout une ignorance voire un manque de culture historique qui touche jusqu’aux plus hautes autorités de l’Église. Ce qu’a souligné encore récemment Andrea Riccardi dans son ouvrage L’Église brûle. Ce manque de culture historique nous dit Riccardi "a conduit à un appauvrissement de la compréhension du réel" et notamment de la crise que vit l’Église aujourd’hui. En outre, l’Église, étrangement, a comme fait sienne la critique protestante et même anticléricale de sa propre histoire, ceci depuis plusieurs décennies. Or, l’exercice de la repentance, aussi légitime qu’il puisse être, ne doit pas occulter le bon et le bien de sa propre histoire. Jean Paul II, en 2000, l’avait très bien compris : tout en reconnaissant les fautes des hommes d’Église dans le passé, il refusait de tomber dans des schémas simplistes ou manichéens. En outre, il encourageait la recherche historique. Pape polonais viscéralement attaché à son identité, il savait ce que son propre pays devait à l’Église. Il n’empêche, la repentance a eu comme un effet de loupe sur le mal qu’elle a pu faire, sans considération pour ce qu’elle fait de bien.
Comment l’Église a-t-elle structuré les sociétés telles que nous les connaissons aujourd'hui ?
L’histoire de l’Église révèle qu’il n’y a pas un domaine dans lequel elle n’ait pas exercé son influence. De la perception du temps en passant par l’accès au soin dans les hôpitaux ; de l’organisation de l’État moderne et du droit international en passant par son rôle intellectuel ou simplement éducatif ; sans oublier les sciences ou la place de la femme dans nos sociétés… on voit que son influence est considérable, sans que nous le sachions vraiment. Elle a irrigué tous les domaines de société. Naturellement, tout le monde connaît le rôle qu’elle a joué dans les arts. C’est ce qui est le plus visible si je puis dire, mais cela ne saurait s’y réduire.
On reproche souvent à l'Église de s'opposer à la science. À vous lire c'est plutôt l'inverse. Quelles ont été les apports et soutiens de l’Église à la science ?
Tout le monde connaît la fameuse affaire Galilée : en 1633, l’inquisition condamne le savant qui soutenait que la Terre tournait autour du soleil. Or Galilée est l’arbre qui cache la forêt d’une science chrétienne. D’ailleurs Copernic, Galilée mais aussi Descartes et bien d’autres sont des hommes qui se sont formés dans un milieu chrétien. De plus, on est impressionné par le nombre d’hommes d’Église qui se sont distingués par leur science, ceci dès l’époque médiévale avec l’apparition des universités : j’en donne une liste qui est loin d’être exhaustive dans mon livre.
Mieux encore : la façon dont nous envisageons la science est intimement liée au christianisme. En effet, le livre de la Sagesse s’adresse à Dieu en disant "Tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids" (Sg 11,20) Parce que la nature est une création divine, les hommes d’Église ont ainsi cherché à la comprendre et à en connaître ses secrets. Le christianisme pose ainsi les piliers de l’intelligence scientifique : l’instauration du doute conduisant à la recherche ; la nécessité de démontrer ce que l’on avance ; l’idée que le savoir est une libération ; le goût enfin de la clarté et de l’ordre. D’où le mot du célèbre Oppenheimer : "Le christianisme était nécessaire pour donner naissance à la science moderne." À tort, nos sociétés contemporaines opposent science et foi. Certes, les liens entre Église et science ont été jalonnés d’hésitations, de tensions et parfois de crises. Il n’empêche que l’idée d’une Église contre la science est un des mythes les plus tenaces de nos perceptions.
Prendre soin de son prochain est l’un des piliers du christianisme. Comment l’Église a-t-elle nourri cette discipline ?
Dans la seconde moitié du IVe siècle qui voit la conversion de l’Empire romain au christianisme, apparaissent ce qu’on appelle les basiliades, du nom de l’évêque Basile de Césarée (329-379, ndlr). Ce dernier crée des établissements hospitaliers et d’aides à la personne : hôpitaux, hospice pour les vieillards, institutions pour les orphelins, abris des étrangers… Alors que l’accès au soin était réservé aux plus fortunés sous l’Empire, le christianisme change le paradigme. Non seulement elle prend en charge les nécessiteux et les malades, mais elle va aussi demander à l’État de participer à ce besoin. Parce que l’Empire s’est converti, il a désormais une obligation morale d’assistance. Il s’agit là d’une révolution des consciences qui, en Occident, se développe avec l’apparition des Hôtel-Dieu attachés à l’Église cathédrale. L'Église faisait ici ce que lui commandait la parabole du bon Samaritain : l’aide aux autres, sans distinction de race, de religion, ou de nation.
Vous consacrez tout un chapitre aux liens entre l'Église et la politique. Arrêtons quelques instants sur la laïcité. Nous avons tendance à opposer là encore Église et laïcité.
Historiquement, c’est l’Église qui établit une distinction entre Église et État, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Cette distinction repose sur la fameuse phrase de Jésus aux Pharisiens : "Rendez à César ce qui appartient à César ; à Dieu, ce qui est à Dieu". À la fin du Ve siècle, Gélase est le premier pape à théoriser la relation de l’un et de l’autre. Il le fait dans la tradition de saint Ambroise de Milan (IVe siècle). Certes, l’histoire entre État et Église ne sera pas de tout repos, mais c’est bien le christianisme qui, en opérant cette distinction, singularise notre société. À cet égard, l’historien français René Rémond remarquait que "la carte des pays où le principe de laïcité est reconnu et à peu près respecté dans la pratique coïncide approximativement avec celle des pays d’imprégnation chrétienne".
On a souvent cette image d'une Église qui dicte les comportements sans vraiment laisser place à la conscience. Vous sous-entendez au contraire que la conscience si chère aujourd'hui à nos sociétés doit beaucoup à l'Église ?
La question de la conscience de chacun est étroitement liée au développement de la confession individuelle à partir du Concile de Latran IV en 1215. Il s’agit d’une véritable révolution puisque l’Église, face à la faute, n’établit plus des barèmes de pénitences mais prend en compte les intentions du pécheur. Nous sommes ici très loin de l’image qui lui est généralement accolée : celle d’une institution implacable qui condamnait à tout va. Autrement dit, l’Église demande aux confesseurs de bien prendre en compte la singularité de chacun : ce que l’on appelle, sur le plan du droit, la casuistique c’est-à-dire le cas par cas. Cette révolution préfigure aussi une forme d’individualisme qui, avec le temps, se développe grâce à de nouvelles formes de spiritualité comme la dévotion moderna. Désormais, les fidèles, par une pratique individuelle, peuvent assurer leur salut en dehors des monastères. Ignace de Loyola est le meilleur exemple de ces nouvelles pratiques individuelles. Tout cela érige la conscience de chacun en sanctuaire et permet, dans certains cas précis, de désobéir à l’autorité : toute la résistance catholique pendant la Deuxième Guerre mondiale est la conséquence de cette longue évolution sur la conscience, de l’époque médiévale à l’époque contemporaine.
L’Église aujourd'hui peut-elle encore laisser son empreinte (positivement) dans l’Histoire ?
Oui, je pense mais encore faut-il qu’elle le veuille. Or, on ne peut aimer les autres si on ne s’aime pas soi-même, si on n’éprouve pas au moins une fierté de ce qui a été accompli par le passé. L’Église doit ainsi pouvoir puiser dans son histoire afin de construire l’avenir, sinon elle est condamnée à une forme d’immobilisme. En d’autres termes, sans arrogance mais aussi sans complexe, elle peut et doit aussi être fière de son histoire.
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