Lorsqu’il succède à Jean-Paul Ier dont la mort soudaine et le sourire nous hanteront longtemps, le 16 octobre 1978, le cardinal archevêque de Cracovie est pour la majorité des catholiques un parfait inconnu ; même les vaticanistes les plus éclairés sont incapables de prononcer ce nom de Wojtyla que beaucoup croit africain. Et puis, il y a l’apparition de ce jeune pape, 58 ans, le premier non italien depuis 1522, qui va réussir en quelques jours à faire oublier Luciani et la tristesse occasionnée par son décès prématuré. Avec du recul, l’on mesure mieux ce que le choix de ce Polonais a eu à la fois de très politique, très calculé, et de très providentiel.
Une jeunesse marquée par des drames
Né le 18 mai 1920 à Wadowice, Karol Josef Wojtyla est d’emblée placé sous le parrainage d’un futur saint, Charles Ier d’Autriche dont la brève rencontre a fortement impressionné son père, pourtant patriote convaincu. Les premières années de Karol sont marquées par des drames : mort de sa mère en 1929, d’Edmund, son frère aîné, jeune médecin, en 1932, puis de son père en 1942, suite de deuils qui le laisse seul au monde alors que la Pologne gémit sous la botte nazie. Il y aurait de quoi désespérer tout autre que ce garçon décidé, intelligent, mais surtout pieux qui ne renoncera à rien de l’héritage de ses pères et d’abord pas à sa foi.
Alors même que l’occupant cherche à interdire toute nouvelle vocation sacerdotale, conscient que l’âme de la Pologne vibre dans le catholicisme, il entre au séminaire clandestin de Cracovie cette même année tout en poursuivant ses études de philologie et en travaillant en usine pour les financer. Afin de soulager cette atmosphère pesante, il fait du théâtre amateur, de haut niveau, formation qui le marquera. La découverte du rosaire vivant, dévotion interdite, elle aussi, de la spiritualité carmélitaine et de Louis-Marie Grignion de Montfort complètent sa personnalité.
Un destin d’exception
Le joug communiste vient de remplacer celui de Hitler quand, en 1946, il est ordonné prêtre. On l’envoie poursuivre ses études à Rome, lui permettant de révéler ce don des langues qui ravira plus tard les fidèles. De retour en Pologne, le jeune vicaire de Niegowic, aumônier très apprécié des étudiants, comprend qu’il est vain, pour l’heure, d’affronter le système communiste et qu’il faut, d’une part, ne pas se laisser diviser au sein même de l’Église, stratégie favorite de l’ennemi, ne pas attirer l’attention par des prises de position politiques prématurées et travailler à saper le marxisme de l’intérieur, en opposant la foi à l’athéisme, en montrant la vanité du matérialisme ambiant. C’est précisément ce qu’il fera quand, curé d’une paroisse qui n’existe pas et ne doit pas exister car tout sanctuaire doit être banni des nouvelles cités bâties pour le nouvel homme soviétique, il lutte pour la construction de l’église de l’Enfant Jésus à Nowa Huta. Le gouvernement, pourtant vigilant mais trop préoccupé par les problèmes que lui occasionne le cardinal Wyszincki, primat de Pologne, met du temps à comprendre la stratégie de l’abbé Wojtyla. Porte parole de l’Église polonaise lors de Vatican II, le prêtre a déjà fait du chemin, plus jeune évêque de Pologne en 1958, plus jeune archevêque en 1967, quand le régime décèle enfin en lui un danger qu’il est trop tard pour éradiquer. Au sein de la Curie, beaucoup, à commencer par l’épiscopat allemand, commencent à rêver d’un destin d’exception pour l’archevêque de Cracovie.
Ce sera chose faite en 1978 et, s’il s’agit d’un infléchissement tonitruant de l’Ost Politik romaine, la dimension spirituelle de ce pape profondément marial, ne peut être oubliée. Son premier message "N’ayez pas peur, ouvrez toutes grandes les portes au Christ" constitue un programme en soi dans un monde sur lequel la menace de l’invasion russe et de la guerre nucléaire fait peser une angoisse permanente. Faut-il y chercher l’explication de l’attentat du 13 mai 1981 place Saint-Pierre ? On ne le sait toujours pas mais l’événement prouve que l’homme dérange, et qu’il est protégé de Notre-Dame.
Resté intimement choqué des atrocités de la Shoah, Jean Paul II sera le pape du rapprochement avec le judaïsme, celui d’un œcuménisme incarné par les réunions d’Assise, qui parurent démonstration de relativisme, celui d’une ouverture au monde, symbolisée par ses voyages et les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), l’homme de la nouvelle évangélisation, de la publication d’un nouveau catéchisme de l’Église catholique en un temps de chaos doctrinal et le pape qui a procédé à 1940 béatifications et 483 canonisations, chiffres inédits; instauré le dimanche de la Miséricorde divine et les mystères lumineux du rosaire. Tout cela mériterait de très long développements.
Son regard fascinant
On lui reproche aujourd’hui d’être passé à côté de maints problèmes, à commencer par la pédophilie d’un certain clergé mais c’est oublier sa méfiance envers des accusations qui, à l’Est, étaient souvent façon mensongère de discréditer l’Église et son appareil. Personne ne pourra en revanche lui contester le rôle politique international qui a été le sien et a tant contribué à faire tomber le système communiste en Europe.
Mais, pour comprendre l’amour qu’il suscita chez tant de chrétiens, peut-être faut-il avoir senti se poser longuement sur soi son regard fascinant, comme j’eus la chance de l’expérimenter, le matin de mes 18 ans, à Castelgandolfo. Au-delà de toutes les critiques, tous les reproches, toutes les déceptions même, il me reste de lui ce regard, inoubliable.
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