Si vous êtes à Paris, que vous passez par les Halles et que vous entrez dans l’église Saint-Eustache, c’est la question que vous ne manquerez pas de vous poser. Depuis le samedi 12 octobre, la paroisse a inauguré deux nouvelles œuvres, installées dans les vestibules Nord et Sud du portail Ouest de l’église. Les deux grandes toiles, intitulées Je tombai à terre et j’entendis une voix et Me voici, Seigneur !, s’inspirent de la conversion de saint Paul. Leur auteur s’appelle Dhewadi Hadjab.
À Saint-Eustache, la compagnie des œuvres
Commençons par le cadre. Saint-Eustache est célèbre à Paris pour la place intelligente qu’elle donne à l’art contemporain : intelligente parce qu’elle intègre les commandes nouvelles dans des chapelles ou des espaces anciens — rien à voir avec le choix plus contestable de la cathédrale de Lille, qui a transformé une partie de sa crypte en un musée portant ce nom si teinté de XXe siècle : Centre d’art sacré. Intelligente aussi, car les œuvres s’ajoutent sans rien enlever — un contraste notable avec Notre-Dame de Paris, où les commandes contemporaines nous priveront des œuvres anciennes. C’est ainsi que, depuis 800 ans, Saint-Eustache forge son nom au cœur du ventre de Paris, entourée d’œuvres d’art qui trouvent leur place au sein d’une paroisse également connue pour les repas qu’elle distribue aux nécessiteux. La Soupe est née au cours de l’hiver 1948, et l’art contemporain y fait son chemin depuis 1971 avec une œuvre de Raymond Mason. La charité a donc plus de vingt ans d’avance sur les préoccupations artistiques : tout est dans le bon ordre.
Beau, mais hors-sujet
Revenons aux peintures de Dhewadi Hadjab. L’artiste avait déjà exposé deux toiles impressionnantes de plus de trois mètres de hauteur dans ce même lieu en 2021. Il y mettait en scène des corps féminins suspendus dans un équilibre précaire, les pieds ancrés sur un prie-Dieu vacillant. Son pinceau capturait l’instant où le corps, dans une tension palpable, se défaisait et se redéfinissait. C’était beau, spectaculaire ; mais hors sujet. Le prie-Dieu, devenu un objet instable, n’était qu’un prétexte sur lequel on glosa. Certes, ces œuvres exprimaient un équilibre précaire, une tension entre chute et élévation qui pouvait faire écho aux descentes de croix, mais, comme le relevait la galeriste Françoise Paviot dans la revue Narthex, pour l’artiste, l’œuvre n’était pas « religieuse ». Dont acte.
En 2021, Hadjab démontrait déjà sa maîtrise de la composition et la poésie de son utilisation de la pose et des modèles ; une approche corporelle inspirée de la danse contemporaine, notamment celle de Pina Bausch. Cette beauté des corps contorsionnés se retrouve dans ces deux nouvelles œuvres liées à la conversion de Saul, futur Paul. Avec Je tombai à terre et j’entendis une voix et Me voici, Seigneur !, Hadjab s’attaque à un sujet prestigieux illustré par les plus grands noms de la peinture occidentale. Il met en scène avec brio des corps en tension, reflétant à la fois la chute physique de Paul sur le chemin de Damas et sa transformation spirituelle. Si le contraste entre la matérialité du corps et la transcendance de l’expérience religieuse est magnifiquement rendu, une nouveauté surprend : un jogging.
La cuirasse du légionnaire
Introduire des éléments contemporains dans les compositions religieuses est une idée judicieuse. Piero Della Francesca n’hésitait pas à le faire en son temps et plus récemment, Bruno Desroche avait introduit des jeans dans un chemin de croix. Il ne s’agit donc pas de remettre en question ce principe, ni même de discuter la marque ou le textile. En revanche, on peut se demander s’il est opportun de vêtir Paul d’un jogging Adidas, alors qu’on le représente traditionnellement comme un guerrier romain. Cette représentation était pertinente dans la mesure où, avant sa conversion, Paul persécutait les chrétiens ; et un légionnaire incarne cette figure de persécuteur. Doit-on en déduire que les persécuteurs d’aujourd’hui portent des joggings ? L’artiste a sans doute reproduit un vêtement familier, peut-être dans l’idée de créer un lien avec les jeunes de banlieue fréquentant le quartier. Mais alors, comment interpréter ce choix vestimentaire ? Faut-il y voir un parallèle avec le costume des persécuteurs de chrétiens ? La question reste ouverte : comment représenter Paul aujourd’hui ? Quel est l’équivalent contemporain de la cuirasse du légionnaire ? Un jean ? Un jogging ? L’uniforme d’un CRS ? Espérons que Dhewadi Hadjab et d’autres artistes se saisiront de cette question. Leurs œuvres contribueront au renouvellement de l’iconographie d’un saint qui sera toujours notre contemporain.