Une trentaine de journalistes et écrivains se retirent du 4 au 6 octobre à l’abbaye bénédictine de La Pierre-Qui-Vire dans la forêt du Morvan. Depuis quatorze ans qu’il existe, ce rendez-vous annuel de 48 heures dans un lieu monastique, n’a cessé d’attirer des participants. Ils n’étaient que huit, en 2012, au départ de cette aventure à l’abbaye cistercienne de Timadeuc, dans le Morbihan. Et puis, d’année en année, le petit troupeau s’est étoffé, renouvelé, sans support publicitaire ou médiatique, simplement par le truchement du carnet d’adresses. Les retraitants sont originaires de Suisse, de Belgique et de France. Ils sont romanciers, essayistes, poètes et journalistes. Hommes et femmes de création et de communication, ils décrochent ainsi, au moins une fois l’an, du fil de l’actualité, pour franchir le seuil d’un monastère et mettre un frein à la frénésie impulsée par le temps numérique à leurs existences.
La musique du silence
Mais s’ils mettent en veille — au sens propre comme au sens figuré — leurs smartphones et leurs ordinateurs, ce n’est pas pour se couper du monde, encore moins pour l’oublier et le fuir. Au contraire, c’est en se mettant momentanément à l’écart, en prenant du recul et de la hauteur qu’ils cherchent à remettre entre les autres et eux, entre le monde et eux, de la profondeur, de la pesanteur et de la responsabilité si souvent dilapidées par l’accélération ininterrompue du flux ambiant. On ne sait plus prendre le temps de s’arrêter, de réfléchir, de contempler. Cette retraite invite précisément à sortir de cette accélération incessante. Elle propose pendant deux jours de souffler, de respirer à nouveau avec ses oreilles et ses yeux, pour retrouver le plaisir insatiable de l’écoute, celle de la musique du silence n’étant pas la moindre récompense. La proximité d’une communauté monastique et la nature environnante sont des aides précieuses pour se réapproprier "ce "poids" qui est au centre d’une écologie du temps" dont parle merveilleusement Mathieu Yon, maraîcher dans la Drôme et philosophe, dans un livre appelant à redonner de l’épaisseur à notre vie sur terre (Sortir de l’accélération, éditions Nouvelle Cité).
« Venez à l’écart »
Jésus se met souvent à l’écart dans les évangiles. Ses prises de distance avec les siens n’ont rien d’hautaines ou de sévères. Bien au contraire, elles sont conditionnées par le pesant d’attention et d’affection pour l’humanité qu’il incarne. S’il se retire régulièrement, c’est pour prier, pour entretenir le poids de sa relation avec son Père, mais aussi avec ceux qui le suivent et ont trop souvent tendance à vouloir brûler les étapes, à aller plus vite que la musique, bref, à accélérer le temps de leur compagnonnage. Ils sont si impatients qu’ils ne comprennent pas toujours ce qu’il leur dit, qu’ils ne voient pas toujours ce qu’il leur montre. Jésus n’a donc de cesse de les rappeler au calme et à la confiance, de leur prodiguer sa paix : "Venez à l’écart dans un endroit désert et reposez-vous un peu" (Mc 6, 31). Comment les hommes et les femmes pressés que nous sommes devenus, jusqu’à la caricature ! ne pourraient-ils pas se laisser interpeller par ces paroles de sagesse et de salubrité humaine ?
Une écrivaine renommée, devenue un "pilier" de ces retraites monastiques, les a un jour comparées à des oasis. Qu’est-ce qu’une oasis ? C’est un lieu désertique garni d’un point d’eau, d’une source de survie. Au sens figuré, une oasis évoque un lieu ou un moment agréable offrant une rupture avec un milieu hostile ou une situation pénible. Cette comparaison métaphorique de ces retraites est très éclairante. Elle indique en effet ce qu’elles ne sont pas et ce qu’elles sont : d’abord, elles ne sont pas des fuites du réel. Les retraitants à l’abbaye de La-Pierre-Qui-Vire ne laisseront pas à la porte de l’hôtellerie les lourdes menaces de généralisation du conflit qui pèsent en ce moment sur le Moyen-Orient. Bien au contraire, les temps de conférences, de prières, de promenades silencieuses dans la forêt qui vont scander la retraite, contribueront à donner plus d’épaisseur, plus de chair à leur relation au monde, à leurs divers engagements.
Jardiniers du temps
Ensuite, ces retraites sont des fournisseuses d’instruments extraordinaires pour ranimer un feu qui a tendance à s’éteindre aux vents de notre course folle habituelle : c’est le feu crépitant de notre vie intérieure, en grand danger d’extinction : pour ranimer ce foyer, les retraitants pourront recourir à la prière et à la poésie. Ces "outils millénaires, écrit encore Mathieu Yon, nous apprennent à jardiner le temps". Les journalistes et les écrivains qui seront en retraite spirituelle ce week-end à l’abbaye de La Pierre-Qui-Vire ne seront pas des fuyards ou des reclus. Mais pendant deux jours, ils se seront mis à l’abri des confusions et des addictions qui font tellement rage, pour réapprendre dans la simplicité et la discrétion à redevenir des "jardiniers du temps". À redécouvrir l’idée, la réalité très charnelle, que nous reconnaissons l’épaisseur véritable du temps à la force des liens que nous sommes capables de tisser avec les autres, la Terre et le Ciel. "C’est alors, comme dit le poète Jean Lavoué, fidèle parmi les fidèles de ces retraites, hélas trop vite ôté de notre vue le 8 mai dernier, que nous changerons nos déserts en jardins."