Extrait d’une conversation récente avec un chef d’entreprise qui vient de transmettre son business à ses deux fils : "Nous qui sommes nés dans les années cinquante, nous passions notre temps à travailler. Aujourd’hui, c’est différent : les jeunes générations prennent du temps pour s’occuper de leur famille ou de leurs loisirs." Cette remarque semble bien confirmée par les médias qui voient un rapport au travail bien différent selon les générations : "Le choc des générations face au télétravail" (Les Échos) ; "Millennials, Gen Z, Gen X… découvrez les attentes de vos jeunes collaborateurs" (France travail) ; "Pourquoi les générations Y et Z bouleversent l’entreprise" (L’Usine nouvelle)… Le thème est en passe de devenir un marronnier de la presse professionnelle ! Mais qu’en est-il vraiment ?
Des différences supposées
D’abord un petit rappel : les baby-boomers sont nés entre 1946 et 1964, la génération X entre 1965 et 1979, la génération Y entre 1980 et 2000 et la génération Z à partir de l’an 2000. Pour les baby-boomers, le travail serait une valeur en soi qui mérite le respect, ils seraient donc engagés dans leurs activités professionnelles, avec une grande estime pour l’institution et seraient même prêts à faire passer les intérêts de leur entreprise avant les leurs. Ils auraient le sens de l’organisation, rechercheraient la sécurité notamment en fin de carrière, avec un besoin de reconnaissance pour les résultats obtenus.
La génération X accepterait volontiers l’autorité, elle aurait besoin d’une structure hiérarchique claire, elle serait sensible aux avantages matériels, aux moments de convivialité et à la coopération. En occupant aujourd’hui plus de la moitié des postes de management, elle se montrerait plus éthique que compétitive, avec "une communication ouverte et honnête, une bonne acceptation des critiques, une capacité à travailler en équipe ainsi qu’une aisance avec la technologie, sans en être dépendants." La génération Y qui est née avec les nouvelles technologies, aurait davantage besoin d’équilibrer vie professionnelle et vie personnelle, serait sensible à la dynamique de groupe, à l’engagement éthique, à la nouveauté, au développement personnel, car le travail représenterait pour elle le moyen de s’épanouir. Elle se considérerait comme partenaire plutôt que comme employé.
Le goût de la flexibilité
En préférant les relations informelles et l’humour, la flexibilité des conditions de travail semble être le critère le plus important de la génération Z, qui serait — selon les chefs d’entreprises — moins investie que les générations précédentes, moins dévouée, moins prête à faire des heures supplémentaires non rémunérées. Un article amusant du journal britannique The Guardian fait état des messages d’absence laissés par des salariés de la génération Z : "En vacances. Espérant gagner à la loterie et ne jamais revenir", dit l’un, "La mauvaise nouvelle, c’est que je ne suis pas au bureau. La bonne nouvelle, c’est que je ne suis pas au bureau", dit l’autre. Ou alors : "Contacter littéralement n’importe qui d’autre que moi". Les générations précédentes grincent des dents devant de tels messages ! Si 80% des 18-28 ans estiment pourtant primordial ou important d’équilibrer vie personnelle et professionnelle, cette génération se dit aussi motivée par un travail utile pour la société, une juste rémunération, et ne rejette pas les valeurs les plus importantes du travail des anciennes générations. Elle se sent donc souvent incomprise.
Que penser de tout cela ?
Dans la République, Platon décrit une société qui alimente un désir insatiable de liberté conduisant à faire de la jeunesse un modèle à lui tout seul :
Les jeunes imitent les anciens et s'opposent violemment à eux en paroles et en actes, tandis que les anciens, s'abaissant au niveau des jeunes, se gavent de bouffonneries [563b] et de plaisanteries, imitant les jeunes pour ne pas paraître désagréables et despotiques.
Plus de 2.000 ans plus tard, ces paroles de Socrate nous alertent sur le fait qu’il ne faut pas survaloriser la liberté ni dévaloriser l’expérience. Utilisées sans esprit critique par les ressources humaines et le marketing, les étiquettes peuvent se révéler dangereuses dans la mesure où elles créent des animosités intergénérationnelles, ou suscitent des comportements autoréalisateurs : Puisque je suis de telle génération, je suis donc comme ça. Il arrive par ailleurs que l’on se reconnaisse dans plusieurs générations. Surtout, il y a du bon et du moins bon en chacune. Même chez la génération Z, celle des mauvais élèves ! Leur désinvolture provocante peut certes devenir inadmissible. Mais ne cache-t-elle pas aussi une prise de conscience juste, à savoir que le travail n’est pas le seul but de la vie ? Méfions-nous des jugements à l’emporte-pièce.