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Vous sentez-vous fatigué au travail ?

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Pierre d’Elbée - publié le 16/05/24
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Si la fatigue au travail est une sensation largement partagée, la culture de la performance n’y est pas étrangère. Comment retrouver l’énergie à sa portée qui peut guérir de la fatigue professionnelle ? Les réponses de Pierre d’Elbée, philosophe et consultant, auteur de "Affronter les coups du sort" (Artège).

Qui ne se plaint aujourd’hui d’être fatigué ? L’après Covid, la fin de l’hiver, le froid, les transports, le travail, les stress, le manque de sommeil… la liste est longue de tous ces importuns quotidiens qui pompent notre énergie personnelle et professionnelle. Le sentiment d’être harassé est largement partagé, les tâches pénibles sont légion, à tel point qu’une vie "normale" semble échapper à nombre d’entre nous. L’Ipsos nous livre des chiffres impressionnants : 47% des Français ont été récemment confrontés à une fatigue persistante d’une à plusieurs semaines et 27% à plusieurs reprises. Les femmes, les jeunes et les travailleurs indépendants sont les plus concernés. Le phénomène n’est pas seulement français : "Un adulte sur cinq, dans le monde, a déjà ressenti une perte d’énergie pendant plus de six mois sans aucune pathologie sous-jacente", note le quotidien Les Échos ; des recherches ont été menées qui identifient des causes virales (Covid, grippe), saisonnières (on dort une demi-heure de plus l’hiver que l’été) etc. Mais la fatigue n’est pas seulement affaire de santé, d’hygiène, ou d’un surcroît de travail : elle est un marqueur de notre société moderne, et si nous nous sentons plus fatigués qu’avant, c’est le signe d’un rapport au monde qui change.

Un effet de la culture de la performance

Le sujet n’est pourtant pas nouveau : nombreux sont les observateurs qui ont perçu un lien entre modernité et fatigue. Ne serait-ce que le sociologue Alain Ehrenberg avec son célèbre essai La Fatigue d’être soi (Odile Jacob, 1998) : on ne peut plus se dissimuler derrière une norme ; pour être reconnu, il faut généreusement mobiliser ses ressources personnelles d’énergie, de responsabilité, d’initiative… jusqu’à épuisement. Dans son livre La Société de la fatigue (2011), le philosophe allemand Byung-Chul Han relie la fatigue à notre culture omniprésente de la performance. Au-delà des heures de travail, elle s’insinue dans notre vie quotidienne, et son exigence — toujours présente — nous empêche de nous détendre, de nous reposer et même de dormir.

La confrontation à l’impossible nous épuise

De la fatigue (Éd. de Minuit, 1996), ce livre profond du poète et philosophe Jean-Louis Chrétien nous livre de nombreuses clés pour aborder le sujet. Nous nous en inspirons ici : parlons d’abord de la fatigue que provoque la permacrise, ce paysage médiatique qui nous plonge dans un flot ininterrompu de mauvaises nouvelles. La fatigue existentielle naît de la peur qu’un avenir souhaitable soit impossible.

S’il n’existe plus de fenêtre ouverte sur un avenir possible, on ressent une fatigue avant même d’avoir livré bataille.

Notre énergie vitale s’exprime d’autant mieux qu’elle répond à une sollicitation concrète et accessible : s’il n’existe plus de fenêtre ouverte sur un avenir possible, on ressent une fatigue avant même d’avoir livré bataille. Notre société est épuisée par manque de bonnes raisons d’espérer. A contrario, la conviction qu’un avenir souhaitable est possible, augmente l’énergie et absorbe la fatigue.

L’ennui mine notre énergie

Un métier pratiqué depuis trop longtemps, l’usure du temps, la répétition sans nouveauté ni découverte, sont des expériences épuisantes. La lassitude s’empare de nous et nous dévore. L’ennui ronge l’âme par le vide, l’inutilité, le découragement. On ne veut plus rien, on ne sait plus quoi faire pour sortir de cette torpeur, la dépression est proche, avec le sentiment terrible de n’être plus rien ou pas grand-chose. On exprime souvent cette terrible inertie par l’expression sans ambiguïté "je suis mort". Le premier remède est souvent trouvé dans la distraction ou mieux, le violon d’Ingres, le hobby, cette activité hors travail qui nous passionne et compense l’ennui du bullshit job. Un remède plus radical est le changement que l’on ose engager, changement d’environnement ou nouvelles rencontres, qui ouvrent enfin de nouveaux horizons.

La contemplation « défatigue »

La philosophie grecque présentait la contemplation comme le véritable repos de l’âme parce qu’elle la nourrit, la comble de joie, et demande peu d’effort en comparaison de l’action, qui suppose un investissement du corps. La contemplation défatigue en quelque sorte, non seulement parce qu’elle frise l’absence d’effort, mais parce que son objet nous attire, on se réjouit de l’accueillir, de le faire sien ou de le contempler. L’expérience esthétique en est une forme commune : un chant nous saisit, une peinture nous émerveille, un monument nous fascine, un paysage nous ravit… Mais ce n’est pas la seule. Le monde du travail comporte aussi sa part de contemplation. Prenons par exemple la vision, ce regard simple qui constitue le fil conducteur de notre activité professionnelle, autrement dit la raison d’être sous-jacente de toutes nos tâches, qui leur donne du sens et de l’unité. Sans cette raison d’être, nous risquons de voir disséminée notre énergie jusqu’à épuisement. Contempler est sans doute une forme de sagesse à redécouvrir au sein même de nos activités. 

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