Une des nouveautés du moment présent dans la déjà longue histoire de l’Église est non pas la division des fidèles du Christ, mais la nature des clivages entre eux. Dès le départ sont apparus des partisans de Paul, d’Apollos et de Pierre (1 Co 1, 12). Puis des hérésies (surtout l’arianisme adopté par nombre de "barbares" déferlant sur l’Empire romain) ont conduit à des schismes, et il y a eu la rupture entre l’Orient et l’Occident, la Réforme protestante… À l’époque contemporaine, les menaces sont plutôt venues de l’extérieur : d’idéologies déistes, agnostiques ou carrément athées (inspirées par les Lumières, Marx, Nietzsche ou Freud…), aiguillonnant une nette sécularisation. À quoi s’ajoute, depuis quelques décennies, un retour de l’expansionnisme islamiste, désarmé depuis Lépante (1571) et Vienne (1683). Mais de nos jours, le catholicisme devenu minoritaire ne fait plus front comme un bloc uni. C’est ce qu’examine Philippe d’Iribarne dans Au-delà des fractures chrétiennes (Salvator, août 2024).
L’avènement de la "postmodernité"
L’auteur, polytechnicien, économiste, anthropologue, directeur de recherches au CNRS, est connu pour une série d’études sur la place des cultures (dont les religions) dans les sociétés modernes, depuis (pour ne citer que quelques titres) La Logique de l’honneur (Seuil, 1989) jusqu’au Grand déclassement : pourquoi les Français n’aiment pas leur travail (Albin Michel, 2022), en passant par L’Islam devant la démocratie et Chrétien et Moderne (Gallimard, 2013 et 2016). Et il connaît manifestement la foi de l’intérieur, tout en utilisant des sources et matériaux abondants et variés avec une rigueur toute scientifique.
La thèse développée est que l’Église est désormais affrontée non plus à la "modernité", mais à une "postmodernité", du fait d’une "mutation idéologique majeure […] au XXe siècle au sein du monde occidental". La première tenait qu’"il revient aux plus éclairés de conduire ceux qui ne le sont pas encore". Pour la seconde, "les sociétés les plus avancées [ne sont plus] des éducatrices de celles qui étaient à la traîne, mais […] les responsables de leur retard". Les "dominants" deviennent ainsi des coupables non seulement dénoncés, mais encore littéralement haïs, tandis que leurs victimes (réprouvés de toute sorte, à cause de leur race, rang social, culture, religion, sexualité...) reçoivent un soutien aveugle et inconditionnel.
La fin de l’universel
Une telle vision substitue à l’universalisme de la "modernité" un "inclusivisme" — qui voue néanmoins tous les "nantis" à la disparition ou du moins au châtiment. Or, quand les différences et les singularités sont privilégiées aux dépens du commun, c’est l’unité de l’humanité qui est niée. On rejoint ici Le Crépuscule de l’universel (Cerf, 2019) de Chantal Delsol, dont est annoncé l’Insurrection des particularités (Cerf, janvier 2025). Philippe d’Iribarne n’hésite pas à stigmatiser cette compassion sélective. Par exemple, et entre autres, "les massacres au Rwanda de près d’un million de Noirs par d'autres Noirs n’ont rassemblé aucune foule clamant son indignation". Et face au défi de l’immigration, il ne craint pas d’évoquer le droit (sinon le devoir) qu’ont les pays d’accueil de prendre en compte la volonté et même les capacités d’insertion des arrivants dans la communauté nationale.
Un autre problème est cependant l’impact de la "postmodernité" sur l’Église. De même que la "modernité" (y compris le marxisme, en un sens messianisme de remplacement), a pu séduire certains chrétiens (voir la "théologie de la libération"), le souci des opprimés exacerbé dans l’"inclusivisme" rejoint des exigences de l’Évangile. Vatican II (1962-1965), notamment dans Lumen gentium, s’est efforcé de surmonter les incompréhensions entre le christianisme et la "modernité" en montrant que la foi est au service de l’interdépendance, de la solidarité et même de la fraternité à l’échelle planétaire. Mais cette "ouverture" est exploitée et radicalisée par les catholiques "postmodernes", spécialement (relève Philippe d’Iribarne) avec l’affirmation au moins implicite que toutes les religions se valent.
Face à la "décomposition du catholicisme"
Une Église qui ne prétend rien offrir de plus ni même d’unique par rapport aux autres croyances a fatalement du mal à faire des adeptes. La "postmodernité" incite de surcroît à tout concevoir comme lutte des "dominés" pour s’affranchir des "dominants". Elle réclame donc une démocratisation de l’institution : report sur des laïcs militants, dont des femmes, de la "gouvernance" confiée à un clergé masculin et célibataire. Une telle "décomposition du catholicisme" — pour reprendre le titre d’un brûlot lancé dès 1968 par le théologien Louis Bouyer (1913-2004) — pousse des fidèles "traditionalistes" à récuser les "mises à jour" du dernier concile, d’abord dans la liturgie, mais également partout où ils voient des compromis avec la "modernité", préférant s’accrocher à ce qu’ils retiennent — et déclarent immuable — de la Contre-Réforme du XVIe siècle, du Syllabus (1864) et de l’encyclique Pascendi (1907).
Quelle harmonie est envisageable dans un univers de minorités (voire de singularités) susceptibles et intouchables ?
Dès lors, pour le magistère de même que pour les croyants qui sentent bien que ça déraille aux deux extrêmes, le défi est de "définir une identité chrétienne qui ne soit ni suicidaire par la négation de la spécificité du christianisme, ni attaché à un passé manifestement révolu". Philippe d’Iribarne pointe le rejet tacite par les deux bords d’une composante essentielle du message du Christ : l’amour des ennemis (Mt 5, 44). Et il dénonce une illusion entretenue des deux côtés, qu’il appelle "millénariste" en référence à La Postérité spirituelle de Joachim de Flore (1978-1980) du père de Lubac (1896-1991) et que l’on pourrait dire néo-pélagienne : c’est que le Bien triomphera si le monde se soumet à la doxa du "postmodernism ici et là d’une "chrétienté" mythifiée, comme si le bonheur de l’homme dépendait de sa seule volonté.
Vérité et amour inséparables
Ce qui invite à rejeter ces tentations analogues puisque symétriques est d’abord la raison. Que les clercs soient personnellement faillibles rend-il indépendants et infaillibles ceux et celles qui ne sont pas ordonnés ? Est-il possible de revenir à un stade antérieur qui n’a en réalité jamais été aussi idéal ni définitif qu’on l’imagine ? Quelle harmonie — ou simplement quelle coopération — est envisageable dans un univers de minorités (voire de singularités) susceptibles et intouchables ? Reste à reconnaître, à vivre et à présenter "la spécificité du christianisme". Philippe d’Iribarne s’y essaye dans les dernières pages de son livre. À la différence (par exemple) de l’historien britannique Tom Holland (né en 1968) dans Les Chrétiens, comment ils ont changé le monde (éd. Saint-Simon, 2019), il ne s’applique pas à lister, dans un but apologétique, les apports positifs et indélébiles de la foi aux civilisations.
Il insiste plutôt sur le fait que l’Église est l’unique "lieu" sur terre où peut se découvrir qu’"amour et vérité" sont non seulement compatibles, mais encore inséparables (Ps 84, 11). La réalité, c’est que la création est salie par "l’aveuglement, l’orgueil et la violence", mais aussi que la charité manifestée et exercée par Dieu désarme le mal — non pas en le subissant passivement, mais en refusant de s’y soumettre, dans une résistance d’abord spirituelle, qui affronte l’hostilité, la haine et finalement la Croix. Cependant, dans la mesure où cette résistance est partagée et publique, elle a un impact concret et temporel : la foi est une clé d’interprétation et aussi de redynamisation de la culture. C’est là peut-être l’idée la plus intéressante du livre de Philippe d’Iribarne. La force nécessaire se puise dans la rencontre du Christ, à travers sa Parole et partout où ceux qui sont réunis en son nom (Mt 18, 20) s’aiment entre eux comme il les aime (Jn 13, 34-35).
Pratique