Qui arrêterait les Ottomans ? Depuis la chute de Constantinople, plus d'un siècle auparavant, en 1454, rien n'avait semblé arrêter leur marche victorieuse. S'emparant des Balkans, ils campaient dans les plaines de la Hongrie. Dans la Méditerranée orientale, les derniers reliquats de la présence chrétienne, tenus d'une main ferme par les Vénitiens, sentaient se resserrer l'étau de la Sublime Porte, qui ne les toléraient que contre des tributs sans cesse renouvelés. À l'Occident, la reconquête initiée par les rois espagnols et portugais patinait. Loin de s'arrêter à la péninsule ibérique, ils avaient songé libérer les terres anciennement chrétiennes d'Afrique du Nord. Mais les princes vassaux des Turcs tenaient ferme. La fin des années 1560 avait été marquée par une sévère défaite navale des chevaliers de Malte. Les corsaires barbaresques opéraient leurs razzias en Occident sans menace sérieuse et réduisaient en esclavage les habitants des côtes ou les marins qu'ils faisaient prisonnier.
La chrétienté semblait brûler par les deux côtés. Tandis qu'à ses frontières la pression ottomane croissait, en son sein les guerres de religion déchiraient les États et les détournaient de toute action commune extérieure, au grand dam de Pie V, nouveau souverain pontife élu en 1566. Pape réformateur, pape du concile de Trente, il était aussi celui de la résistance aux Turcs, usant de tout son pouvoir diplomatique pour unir les nations chrétiennes face à la menace commune et puisant à pleines mains dans les coffres pontificaux pour soutenir l'armement naval de Gênes, Venise, Malte ou même de l'Espagne. Les États allemands et du nord de l'Europe étaient tout occupés aux guerres de religion, la France était l'alliée des Turcs depuis François Ier, il n'y avait pas grand-chose à espérer sur ce point.
En 1566, Chio, île génoise proche du pouvoir espagnol grand ennemi des Turcs, était tombée aux mains des musulmans. En 1570, c'était au tour de Chypre, possession de Venise, pourtant en termes jadis cordiaux avec les Ottomans, de subir les coups de l'adversaire. La côte, mal fortifiée, tombait sans mal. Nicosie, au cœur des terres, succombait, elle, après un long siège, et la flotte vénitienne, pourtant puissante, échouait à réaliser une opération de secours. À Tunis, peu auparavant, le pouvoir musulman vassal de la couronne d'Espagne était tombé devant les forces fidèles à la Sublime Porte.
L'âpre lutte en cours ne laissait pas, cependant, les puissances chrétiennes de Méditerranée indifférentes. Le secours à porter à Chypre prenait une allure de course contre la montre. Pie V, en 1571, parvenait enfin à réaliser une alliance de l'Espagne et des puissances italiennes sous le nom de la Sainte Ligue. La France avait été sollicitée et Henri d'Anjou, frère du roi Charles IX avait été pressenti pour prendre le commandement de la flotte chrétienne. La cour de France déclina l'offre et c'est vers don Juan d'Autriche, fils illégitime de Charles Quint, général victorieux dans la province de Grenade où les populations musulmanes s'étaient récemment soulevées, que les regards se tournèrent. Philippe II d'Espagne donna son accord. Son jeune et brillant demi-frère conduirait les forces de la chrétienté assemblées.
Les flottes de Venise, Gênes, de la couronne d'Espagne et des différentes puissances italiennes, dont les États pontificaux, se réunirent en Sicile durant l'été 1571. À la fin d'août, Don Juan, muni de l'indulgence de Pie V, se mit en route. Plus de 200 navires, principalement des galères, mais également des galions, cinglaient vers la mer ionienne, à la recherche des navires ottomans qui, l'été passé, avaient poussé l'audace jusqu'à cingler dans l'Adriatique, menaçant directement les côtes de la Vénétie. La flotte de la Sainte Ligue était menée par un capitaine énergique, mais commençait sa route sous de sombres auspices. Les dernières places de Chypre venaient de tomber dans d'abominables massacres, sans considération pour la parole donnée aux vaincus de leurs laisser la vie sauve.
La flotte ottomane réunie elle aussi pour contrer la Sainte Ligue cinglait à la rencontre de l'adversaire. Les premières semaines de mer se passèrent d'abord à s'observer et se chercher. Faute de transmissions efficaces, les deux flottes méconnaissaient leur puissance respective exacte et leur emplacement. Une seule chose était sûre, le combat devait être décisif. Pie V avait muni les navires de la Ligue d'un étendard frappé de la face du Christ. Les Ottomans arboraient l'étendard du Prophète.
La rencontre eut lieu le 7 octobre au matin. La vigie de la galère de Don Juan vit d'abord deux voiles se dessiner sur l'horizon. Tous les hommes étaient au bastingage pour observer. Enfin, ce furent une multitude de voiles blanches qui apparurent. La mer, face à eux, était couverte d'un peu plus de 200 navires. Ils en comptaient presque autant. Les deux armées avaient à leur bord entre 20.000 et 30.000 fantassins.
Sur les navires de la Ligue on retira les fers des rameurs chrétiens, on leur distribua des armes et des vivres. (Il y avait aussi à bord des esclaves musulmans, prisonniers de guerre, tout comme les galères de la Sublime Porte avaient leurs esclaves chrétiens.) Don Juan avait disposé ses navires en trois corps de bataille. Lui-même tenait le centre du dispositif. Chaque capitaine avait reçu ses ordres stricts pour le combat, au départ de la Sicile. Au lever des couleurs sur le navire amiral, chacun sut quel était son rôle, et hormis un corps de galères qui, sur l'aile droite, par son audace faillit tout perdre, chacun le tint ferme.
La flotte turque avait une meilleure discipline en mer, mais la supériorité militaire terrestre et technique de la flotte chrétienne allait faire merveille. Là où les troupes ottomanes comptaient sur des archers et leurs canons, les forces de la Sainte Ligue s'appuyaient sur de nombreux arquebusiers, une infanterie impétueuse en grand nombre, et de l'artillerie, les troupes étant protégées par des galeries couvertes, là où les Turcs, habitués à la guerre de course rapide et au débarquement de troupes, avaient négligé de fortifier leurs navires.
Le navire amiral de Don Juan et celui d'Ali, chef de la flotte ottomane, s'éperonnèrent mutuellement, rapidement rejoints par d'autres galères chrétiennes et turques, créant une sorte d'îlot flottant à la dérive, sur lequel la bataille fit rage plusieurs heures.
Don Juan, l'épée à la main, craignit plusieurs fois pour sa vie. Ali, jouant de l'arc aussi bien que de l'épée, fut finalement tué dans la mêlée, au milieu des siens. Au nord du dispositif, les marins vénitiens avaient fait merveille par leur discipline, et à la fin du jour, les derniers navires turcs, emmenés par le vice-roi d'Alger, corsaire de grand renom, faisaient voile vers Constantinople. La grande majorité des navires ottomans étaient tombés aux mains de la Sainte Ligue, avec 12.000 esclaves chrétiens, délivrés, tandis que des milliers de marins turcs tombaient aux mains de Don Juan.
La victoire n'enlevait pas toute capacité militaire aux Ottomans. Un an plus tard ils alignaient de nouveau des forces équivalentes, quoique de qualité inférieure, et la Sainte Ligue se défaisait, après la mort de Pie V en 1572 et le traité de paix signé par Venise avec la Sublime Porte. Mais cette victoire retentissante, la première depuis longtemps et d'une telle ampleur, résonna comme un symbole, celui du coup d'arrêt à la progression ottomane en mer, et de la victoire de nations chrétiennes unies derrière le pape qui, miracle ou intuition sublime, entra en prière pour la victoire au jour et à l'heure du combat. Avec la levée du siège de Vienne en 1683, Lépante fait partie de ces grandes dates qui firent l'Europe moderne, à l'heure où elle se déchirait en son sein et voyait montait les périls à ses portes.
Pour aller plus loin :
La Guerre de Chypre et la Bataille de Lépante, deux volumes, Vice-amiral Jurien de La Gravière, Librairie Plon, Paris, 1888 (disponible au téléchargement gratuit sur le site Gallica).