Antioche de Syrie, au printemps 375. La maison d’Evagrios, l’un des plus riches seigneurs de cette opulente cité, la troisième de l’Empire romain, est en deuil. Depuis quelques jours, l’épidémie de typhoïde qui désole la ville a atteint la somptueuse demeure pourtant isolée, à l’abri de ses parcs. En quarante-huit heures, deux hôtes — car l’on a l’hospitalité large et illimitée dans cette aristocratie de l’Orient romanisé — y sont déjà décédés, et voilà qu’un troisième s’est alité à son tour, au plus mal. Et celui-là est un invité privilégié : il s’agit de l’un des amis italiens du maître de maison, Hyeronimus (Jérôme) Eusebius. Il appartenait à un groupe d’amis avec lesquels, quelques années plus tôt, Evagrios a tenté une plaisante expérience de vie religieuse, partagée entre l’étude et la prière, à Aquilée. Et puis l’affaire a mal tourné, des calomniateurs ayant accusé ces jeunes clercs de mauvaises mœurs et de séduire des vierges consacrées. Les amis se sont dispersés.
Rien de grave pour le riche Evagrios qui est rentré tranquillement chez lui, ni pour la plupart de ses camarades, mais, pour Jérôme, brouillé avec ses parents qui n’ont pas accepté sa vocation religieuse et sans ressources, l’affaire a tourné au drame. Alerté, Evagrios, avec sa générosité de grand seigneur millionnaire, lui a offert de venir le rejoindre à Antioche, sans réaliser que son ami n’a pas les moyens de se payer pareil voyage dans des conditions décentes… Sans aucune autre planche de salut, Jérôme s’est alors résolu, en juin 374, à partir à pied vers l’Orient, en remontant la via Egnatia qui conduit d’Aquilée à Antioche à travers les Balkans. Le voyage, sous un soleil de plomb, a été un calvaire interminable pour cet intellectuel impréparé à l’effort physique. Le comble, c’est que notre homme a voulu, contre tout bon sens, emporter, serrée dans un sac trimballé sur son dos, les manuscrits de sa bibliothèque recopiés à la main durant ses études, à commencer par les œuvres complètes de Cicéron, son auteur favori.
Devant le Grand Juge
L’on imagine aisément dans quel état d’épuisement le pauvre garçon est arrivé, en octobre, à Antioche, où les soins d’Evagrios ne l’ont que superficiellement rétabli. Et les jeûnes du carême, que Jérôme, encore sous l’impression d’une halte dans un monastère, a tenu à observer dans toute leur rigueur, l’ont affaibli au-delà du raisonnable. Rien d’étonnant à ce qu’il ait fait une proie idéale pour la typhoïde et qu’elle l’ait mis, en quelques heures, aux portes du tombeau et fait sombrer dans le coma. Désolé, le médecin de la maison déclare à Evagrios que son ami n’en reviendra pas, que son décès est une affaire de minutes et qu’il faut veiller aux préparatifs des obsèques. En fait, le vrai drame se joue sur un autre plan, dont ceux qui veillent le mourant ne devinent rien, mais que Jérôme racontera dans le détail :
« Tout d’un coup, je fus emporté en esprit et traîné devant le Tribunal du Grand Juge. La lumière y était telle, les assistants y rayonnaient d’une telle gloire que je n’osai plus lever les yeux et me prosternai face contre terre. On m’interrogea sur ma condition ; je répondis que j’étais chrétien. Mais le Juge me dit alors : “Tu mens, tu n’es pas chrétien. Tu es cicéronien. Là où est ton trésor, là est ton âme.” Je restai muet. Sous les coups, car Il avait ordonné de me frapper, la vraie torture venait du feu de ma conscience. […] Je me mis à me lamenter, répétant : “Aie pitié de moi, Seigneur, aie pitié de moi !” […] Finalement, l’assistance se jeta aux genoux du Juge, l’implorant de me pardonner en raison de ma grande jeunesse et de me laisser le temps de me repentir de mes erreurs, quitte à me châtier plus tard si l’on me reprenait à lire des livres païens. Et moi qui, du fond de mon épouvantable détresse, aurait fait n’importe quelle promesse, je pris Dieu à témoin et jurai solennellement : “Seigneur, si l’on me prend encore à lire des livres profanes ou même à les toucher, c’est que je T’aurai renié !” Après ce serment, l’on me relâcha et je revins sur terre et, à la surprise générale, j’ouvris les yeux, des yeux si noyés de larmes qu’ils auraient convaincu le plus incrédule de mon repentir. Non, ce n’était ni une illusion, ni un vain songe … »
La traduction en latin de la Bible
Aujourd’hui, l’on supposera, à juste titre sans doute, que Jérôme a réellement fait une expérience de mort imminente et s’est un bref instant retrouvé de l’Autre Côté. L’expérience, en tout cas, lui laissera, outre d’atroces courbatures fébriles qu’il attribuera aux coups reçus devant le tribunal, une sainte crainte de la justice divine et des châtiments promis aux demis et aux faux chrétiens. Convalescent, il se retirera au désert de Chalcis pour y faire pénitence, et y trouvera l’occasion d’y apprendre l’hébreu.
Trente ans durant, fidèle à sa promesse, Jérôme ne rouvrira plus un seul volume de ses chers auteurs païens, promesse qu’il ne rompra qu’en sa vieillesse, quand leur séduction ne sera plus un danger pour son âme et se consacrera désormais jour et nuit aux Lettres chrétiennes, à l’exégèse et à sa grande œuvre, la traduction en latin de la Bible, en partant non de la Septante, la version grecque, dont il découvrira qu’elle est abrégée, mais de « la vérité hébraïque ». Ainsi naîtra la Vulgate.