On peut avoir quelque peine à se déprendre d’une indulgence amusée devant l’enthousiasme avec lequel la Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation publiée par le pape François en juillet dernier a été saluée comme « révolutionnaire ». Il est permis d’y reconnaître au contraire une vision profondément traditionnelle. Si bien que voir là une rupture par rapport à ce qu’enseigne l’Église révèle surtout à quel point est superficiellement informée l’idée qu’on se fait ordinairement d’elle. Les rappels du Saint-Père pourraient ainsi finalement relancer et nourrir une réflexion sur les relations entre foi et culture.
Dans le fil de la Tradition
Il faut d’abord relever que le pape ne prétend nullement innover. Il cite le discours de saint Paul sur l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 16-34) : l’apôtre se serait implicitement référé à deux poètes grecs bien oubliés : Épiménide (VIe siècle av. J.-C.) et celui qui est, dans la traduction française, nommé Aratus de Silo (IIIe siècle av. J.-C.), moins inconnu comme Aratos de Soles). Sont invoqués ensuite saint Basile de Césarée (329-379), un éminent Père de l’Église, et le bénédictin Guillaume de Saint-Thierry (1085-1145), ami de saint Bernard de Clairvaux…
Sont également cités quantité de jésuites : saint Ignace de Loyola lui-même (1491-1556), le mystique bordelais Jean-Joseph Surin (1600-1665) et, plus près de nous, l’Allemand Karl Rahner (1904-1984), le Québécois René Latourelle (1918-2017), le Français Michel de Certeau (1925-1986) et le Sicilien Antonio Spadaro (né en 1966, qui semble être un proche du pape argentin). On trouve encore des renvois à Gaudium et Spes de Vatican II (1965), aux saints Paul VI et Jean-Paul II… On ne peut donc pas dire que le pape actuel s’écarte de ses prédécesseurs ni de ce que l’Église enseigne avec une récurrence certaine.
La foi servante de la littérature
Parmi les auteurs non catholiques qu’il nomme pour étayer son propos, il y a deux anglicans appréciés par les « papistes » : T.S. Eliot (1888-1965) et C.S. Lewis (1898-1963). Son compatriote et ami José Luis Borges (1899-1986) était agnostique, mais pas anticlérical. Il en va de même pour Marcel Proust (1871-1922), sensible à l’esthétique des rites latins et opposé à la séparation de l’Église et de l’État. Jean Cocteau (1889-1963) flirta longtemps avec la conversion et est mentionné dans sa correspondance avec Jacques Maritain (1882-1973), croyant exemplaire. Le seul écrivain cité qui ait rejeté le christianisme est l’Espagnol Federico Garcia Lorca (1898-1936), victime du franquisme et donc plus inspirant que Le Cid de Pierre Corneille (1606-1684) pour les élèves hispanophones du jeune jésuite Jorge Maria Bergoglio.
La Lettre sur […] la littérature aurait pu reprendre le discours de Benoît XVI « Au monde de la culture » dans la nef du Collège des Bernardins lors de sa visite à Paris il y a seize ans. Le prédécesseur de François soulignait le rôle des moines médiévaux dans la préservation et le renouveau de la littérature. Il s’appuyait notamment sur les travaux du bénédictin français de Clervaux au Luxembourg, dom Jean Leclercq (1911-1993), dont l’ouvrage le plus marquant est significativement intitulé L’Amour des lettres et le désir de Dieu (Cerf, 1957).
Le « chaud » et le « frais »
Une originalité du pape François pourrait être qu’il insiste (au n° 3 de sa Lettre) sur les avantages de la lecture par rapport à l’information audio-visuelle. Or ce n’est pas inédit. Dès les années 1960, le philosophe et théoricien de la communication canadien Marshall McLuhan (1911-1980) a lancé le mot media (pluriel du latin medium : moyen, véhicule, intermédiaire), en distinguant parmi ceux-ci des « frais » (cool) et des « chauds » (hot). Les premiers stimulent le destinataire du message en le laissant l’interpréter et y réagir librement, alors que les seconds accaparent l’attention au point de fasciner et d’abolir toute distance critique. Le livre, objet qui reste à disposition, est manifestement « frais », tandis que la télévision, qui hypnotise, est « chaude », de même que les petits écrans qui se sont multipliés dernièrement.
Converti au catholicisme à l’âge de 25 ans, McLuhan a réfléchi aux conséquences pour l’Église du développement des médias « chauds ». Il a saisi qu’ils rendraient la foi plus affective et moins intellectuelle, et donneraient encore plus d’importance à la personnalité du pape. Il n’a pas voulu cacher les risques qu’impliquait cette évolution, mais il a aussi lucidement tenu à ne pas idéaliser le passé dominé depuis la Renaissance par l’écrit imprimé qui n’est pas immanquablement « bon » en soi : en aiguillonnant l’imagination sans rien imposer, il peut susciter des passions, des tentations, et comporte ainsi des enjeux spirituels.
Quand la littérature s’autocritique
La littérature n’ignore d’ailleurs pas qu’elle peut avoir des effets néfastes (et ce n’est pas la moindre de ses vertus). Pour n’en donner que deux exemples, l’un de parodie comique, l’autre de médiocrité tragique : Don Quichotte, l’anti-héros de Miguel de Cervantes (1547-1616), a la tête tournée par les histoires de chevalerie qu’il a dévorées ; et dans Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert (1821-1880), Emma, le personnage éponyme, intoxiquée par les exaltations romantiques distillées dans l’air du temps, fait son malheur et celui des siens.
La dangerosité potentielle des livres a très vite motivé la censure, qui n’est certainement pas un monopole du cléricalisme. Pratiquement tous les États y ont recours. Le mouvement woke et la cancel culture répriment et suppriment aussi allègrement que les régimes oppressifs. L’Index librorum prohibitorum (catalogue ou répertoire des livres interdits) fait cependant partie, avec l’Inquisition à laquelle il fut rattaché et l’affaire Galilée, des griefs usuels contre l’Église. Les ouvrages proscrits pour les fidèles ont été au départ ceux qui étaient estimés véhiculer des hérésies et donc corrompre la substance de la foi. Y ont assez vite été ajoutées des productions jugées constituer des apologies de l’immoralité — ou (plus exactement et sans besoin de théologie) des normalisations d’avilissement d’êtres humains.
Le vrai, le bon, mais aussi le beau
L’Index instauré en 1559 a disparu en 1966, au bout de quatre siècles où l’Église a censuré (de même que les sociétés et cultures avec lesquelles elle est toujours en interaction), bien que ce fût vain, comme l’a perçu dès 1644 dans son Areopagitica le poète puritain anglais John Milton (1608-1674). La chasse aux livres « pernicieux » enferme en effet ceux que l’on veut protéger dans un monde tronqué et faussé, où ce qui pourrait déranger est camouflé. C’est précisément afin que soit explorée la réalité de la condition humaine, avec ce qui l’abaisse et pas seulement ce qui l’élève ou l’amuse, donc avec l’épreuve des risques et des tentations, que la Lettre du pape François (n° 15) exhorte à « une fréquentation assidue de la littérature ».
Cette incitation invite cependant à s’interroger sur ce qui fait une réussite littéraire. Il est reconnu que « les beaux sentiments font de la mauvaise littérature », comme André Gide (1859-1951) l’a asséné à François Mauriac (1885-1970). Mais transgressions et scandales ne suffisent pas à produire des chefs-d’œuvre qui deviennent des références. C’est ce que Michel Houellebecq (né en 1956) a déclaré fin 2021 à Jean Birnbaum du Monde, à l’occasion de la sortie chez Flammarion de son roman Anéantir. Ce qui rejoint la provocation d’Oscar Wilde (1854-1900, mort pieusement après bien des errances), dans sa préface au Portrait de Dorian Gray (1895) : « Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout. » L’art d’écrire compte autant en littérature que le réalisme de l’image offerte de la vie.