Cet été, j’ai eu la faveur de marcher sur les pas d’un saint. Je sais : mon enthousiasme peut paraître décalé par rapport au sentiment contemporain de suspicion qu’inspirent des personnalités hissées sur un piédestal à cause de leur bonté, et dont on découvre après coup leur perversité et leur brutalité soigneusement occultées. Ces bris de statues font du bruit et font du mal. La dernière statue abattue, celle de l’abbé Pierre, m’a fait vaciller comme tant d’autres Français, croyants ou non.
Nouvelle crise iconoclaste
Pourtant, tout en comprenant cette réaction, tout en restant foncièrement solidaire des victimes, je ne succombe pas à cette nouvelle crise iconoclaste que je vois se lever autour de moi. Elle voudrait faire table rase de toutes les icônes au prétexte qu’après nous avoir fait croire et rêver, elles nous font trop souffrir et désespérer. Mais n’est-ce pas aussi l’esprit de travers de notre époque que de ne plus chercher à voir la moindre lueur d’espoir quelque part, et en premier lieu dans notre humaine condition ? Les Jeux paralympiques qui s’achèvent nous ont pourtant montré combien il y avait de forces admirables insoupçonnées dans l’enveloppe même diminuée ou déformée d’une femme ou d’un homme. Voilà pourquoi mon penchant à admirer la lumière du ciel se reflétant dans une flaque de boue — métaphore de notre infirmité originelle — résiste à cette vague de disgrâces et à cette hécatombe de statues.
J’ai donc été convié cet été dans les collines d’Artois, à participer à une neuvaine de prières dédiée à saint Benoît-Joseph Labre (1748-1783). Enfant du pays, il a été proclamé par l’évêque d’Arras, saint protecteur du diocèse, à l’égal de saint Vaast. Pendant plusieurs jours, j’ai ainsi flâné dans son village natal, j’ai descendu et gravi ses rues escarpées, j’ai respiré profondément l’air d’une campagne verte et fluide.
Amettes est un lieu profondément habité par l’esprit de saint Benoît-Joseph. Il est palpable quand on visite sa maison, une ferme typique de ce pays d’Artois précieusement conservée. On faillit la raser pour y ériger une basilique à la place. Il n’en fut heureusement rien grâce à la vigilance des villageois ! Cette maison — qui sera prochainement restaurée — est LA relique par excellence. Certains qui y sont passés n’en sont pas sortis indemnes, comme le frère Alexis, dont la conversion radicale en la visitant l’amena à embrasser la vie religieuse.
Un fol en Christ
L’esprit de ce lieu, c’est aussi le paysage qui a vu naître et se former ce champion toute catégorie du pèlerinage à pied. Rejeté pour différents motifs par tous les cloîtres de France et de Navarre, malgré son plus cher désir de devenir moine, il s’est lancé à corps perdu sur les routes de France et d’Europe, avec son âme nue en bandoulière, parcourant 30.000 kms en savates. Les chemins poussiéreux se substituèrent au cloître dont il avait tant rêvé pour vivre son intimité fiévreuse avec Dieu. Il fut le gueux solitaire et le sans-abri nomade qui donnait le peu qu’il recueillait aux plus bas que lui.
Un moine orthodoxe du Mont Athos à qui je parlais de Benoît-Joseph m’a dit : "C’est un authentique fol en Christ"; autrement dit, un homme tellement touché au cœur par l’amour du Christ qu’il accepta de n’avoir plus que les os sur le dos, simplement parce qu’il ne pouvait vivre que sous son regard, et à défaut, sous les couleurs changeantes du ciel. Pour épancher sa soif spirituelle intense, il faisait halte dans les églises et les sanctuaires qui bordaient sa route et égrenaient son chapelet en marchant inlassablement.
Randonneur habité, comparable à un tabernacle ambulant, Benoît-Joseph finit sa course à Rome, non loin du Colisée où il lui arrivait de dormir à la belle étoile. Quand il mourut un mercredi saint, à l’âge seulement de 35 ans, toute la ville éternelle résonna d’un cri : "Le saint est mort !" Et ceux qui colportaient la nouvelle n’étaient autres que des enfants. Ne dit-on pas que la vérité sort toujours de la bouche des enfants ? À celui que le peuple et les poètes, Paul Verlaine et Germain Nouveau en tête, appelaient "le vagabond de Dieu", l’Église décerna une auréole en 1881.
Un frère d’armes pour temps difficiles
Benoît Labre est un saint pour aujourd’hui. Il marche, il prie, il est marginal, il contemple, il est une lumière sur les routes. L’évidence de sa criante actualité s’impose au pèlerin qui déambule sur ses traces à Amettes. Le silence, la beauté de la nature, la simplicité paysanne de l’église, l’hospitalité locale, tout concourt dans ce sanctuaire à ciel ouvert à créer des liens presque familiers avec son ombre discrète mais si présente.
Je suis revenu de mon beau pèlerinage à Amettes avec cette idée-force qui m’épaule comme le bras d’un ami : Benoît-Joseph est un frère d’armes pour traverser les temps sombres et difficiles que nous vivons, pour les transfigurer par l’art de la prière et de la contemplation en chemins de lumière. C’est pourquoi il faut venir à Amettes en pèlerin. Pour sentir gonfler en soi l’envie de donner corps à cette idée-force.