Le pape François, disciple de Marx ? L’idée a sûrement ses adeptes, ravis ou exaspérés, tant la critique pontificale du capitalisme peut avoir des allures de gauchisme. Marx, disciple du pape François ? La chose est certaine depuis le 23 août et une tribune parue dans Le Monde, à propos de la Lettre sur le rôle de la littérature dans la formation. Marx y dit son enthousiasme devant cette "révolution" pontificale. Marx. Pas Karl, mais William, le critique littéraire titulaire, depuis 2019, de la chaire de Littératures comparées du Collège de France.
Quand le monde salue une parole pontificale, on peut toujours craindre que son approbation ne soit qu’une autocélébration : l’Église a dans ce cas pour seul mérite de reconnaître enfin qu’elle avait tort avant. L’éloge de William Marx n’est pas exempt de cette logique, notamment par une attaque simpliste, sans grand rapport avec le sujet, à propos des réactions à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. On peut toutefois se réjouir que le texte du Pape ait résonné au-delà du public visé.
Pour comprendre le cœur humain
Initialement limitée à la formation des séminaristes, la lettre concerne finalement tous les agents pastoraux et même tous les chrétiens. Sans littérature, semble dire François, toute éducation humaine et spirituelle est lacunaire. Cela n’empêche pas que c’est d’abord à tous ceux qui sont censés œuvrer à la formation des futurs prêtres que le Pape s’adresse. Les évêques et les supérieurs de séminaire ne peuvent se voiler la face : la lettre contient une critique assez sévère de l’indifférence de tant de prêtres à l’apport essentiel de la littérature pour la compréhension de l’homme et du monde : acuité de l’exploration des méandres du cœur humain dans le roman, finesse de la perception du mystère à travers la poésie.
Jusqu’à aujourd’hui, hélas, celui qui suggérait l’importance de la formation littéraire des séminaristes se voyait répondre au mieux par une indifférence courtoise, au pire par une incompréhension complète. La littérature au séminaire, quelle drôle d’idée ! Pour quoi faire ? il y a la philosophie, discipline autrement plus sérieuse. À lire la lettre pontificale, on sent que François n’ignore rien de cet état de fait :
D’une manière générale, il faut constater avec regret que, dans la formation de ceux qui sont destinés au ministère ordonné, l’attention à la littérature ne trouve pas actuellement une place adéquate. Celle-ci est en fait souvent considérée comme une forme de divertissement, c’est-à-dire une expression mineure de la culture qui n’appartiendrait pas au chemin de préparation, et donc à l’expérience pastorale concrète, des futurs prêtres. À quelques exceptions près, l’attention portée à la littérature n’est pas considérée comme essentielle. Je voudrais affirmer que cette approche n’est pas bonne. Elle est à l’origine d’une forme grave d’appauvrissement intellectuel et spirituel des futurs prêtres qui sont ainsi privés d’un accès privilégié, par la littérature, au cœur de la culture humaine et plus précisément au cœur de l’être humain.
Pas seulement les auteurs chrétiens
On ne peut être plus clair : il est temps, messieurs les évêques et supérieurs de séminaire, de voir autre chose dans un roman qu’une lecture de plage, alternative — à peine plus louable — aux sudoku et aux mots fléchés. Il est temps de lire au-delà des têtes de gondole passagères de la Procure, Lettres-aux-jeunes-pour-qu’ils-aiment-plus-fort ou Témoignages-de-convertis-épanouis-qui-trouvent-que-la-vie-c’est-mieux-avec-Jésus. De fait, il serait très malhonnête de ne voir dans cette lettre qu’un conseil ponctuel, à oublier dès la fin des lectures d’été. "Par cette lettre, précise le Pape, je souhaite proposer un changement radical de démarche concernant la grande attention qui doit être portée à la littérature dans le cadre de la formation des candidats au sacerdoce."
Les grandes œuvres nous permettent d’entendre "la voix de quelqu’un" — formule que François emprunte à Borgès — et de "voir à travers les yeux d’un autre".
Sans la littérature, affirme-t-il en substance, le prêtre ne peut avoir qu’une vision atrophiée et simplificatrice du monde. Les grandes œuvres nous permettent d’entendre "la voix de quelqu’un" — formule que François emprunte à Borgès — et de "voir à travers les yeux d’un autre". Parole et musique, tableaux et choses vues. Dans les deux cas, la littérature offre une expérience que nul ne peut prétendre acquérir tout seul. C’est pourquoi, "pour un croyant qui veut sincèrement entrer en dialogue avec la culture de son temps, ou simplement avec la vie des personnes concrètes, la littérature devient indispensable". Indispensable, faut-il le préciser, signifie qu’on ne peut pas s’en dispenser.
Ajoutons que la lettre du Pape ne limite en aucun cas les œuvres à lire aux auteurs explicitement catholiques. Certes, ce serait déjà un grand progrès si tous les prêtres avaient lu Pascal, Bossuet, Bernanos, Mauriac et Claudel. Mais François va beaucoup plus loin, puisqu’il affirme que les grands auteurs élargissent notre humanité en dehors de toute approche confessionnelle. Et voilà que sa sainteté cite Proust, ce même Proust dont l’abbé Béthléem, dans son fameux best-seller Romans à lire et romans à proscrire, fustigeait des "volumes particulièrement répugnants". Incontournable des bibliothèques de séminaires, Romans à lire et romans à proscrire avait valu à l’abbé une lettre pontificale dans laquelle Benoît XV lui exprimait "ses vives louanges" pour cette "œuvre utile et nécessaire". C’était en 1919. Cent ans plus tard, des cours sur Proust, sur Céline, sur Madame de La Fayette et sur Baudelaire dans tous les séminaires ? Ce serait en effet "un changement radical de démarche".
Un texte vraiment "révolutionnaire"
Pour celui qui suit l’appel du pape François, il est donc exclu de limiter la formation littéraire des futurs prêtres à un saupoudrage de quelques pages choisies d’auteurs chrétiens, permettant au mieux d’ajouter "chère à Péguy" quand on parle de l’Espérance. Car, pour comprendre le monde auquel le chrétien est censé annoncer l’Évangile, le théâtre de Beckett est aussi nécessaire que le théâtre de Claudel et les romans de Balzac bien plus indispensables que les œuvres sucrées des fausses valeurs sûres de la mode éditoriale.
William Marx, disait-on, salue dans cette lettre un texte "révolutionnaire". Il est certain, en tout cas, que si la littérature trouvait enfin sa place essentielle dans la formation des prêtres, l’expression révolution culturelle ne serait, pour une fois, pas usurpée.