Le pape François se rend en Indonésie du 3 au 6 septembre 2024, première étape de son voyage apostolique en Asie et en Océanie. Dans le plus grand pays musulman du monde, la question du dialogue interreligieux sera l’une des thématiques centrales du voyage, tout comme la place importante de la communauté catholique indonésienne, certes minoritaire, mais particulièrement dynamique.
Depuis Jakarta, le père Kenny Ang, doctorant dans une université pontificale romaine, témoigne de l’enthousiasme croissant que suscite la venue du pape François. "Il y a beaucoup de joie ici, nous avançons sur les derniers détails de la préparation du voyage", assure celui qui a pu rentrer pour les vacances dans sa ville natale. À noter que Jakarta n’est plus la capitale du pays depuis son transfert à Nusantara sur l’île de Bornéo le 17 août dernier.
Comme la famille du père Kenny Ang, ils sont plus de 400.000 catholiques à résider à Jakarta et ses 11 millions d’habitants, dont 9,2 millions de musulmans (84% de la population). Avec 3,9% de catholiques, la ville est relativement représentative de la proportion de catholiques dans l’ensemble de la population du pays (3%), soit 8, 6 millions de croyants.
En dépit de ce statut minoritaire, le ministère indonésien des Affaires étrangères a décrit la venue du pape comme importante "non seulement pour les catholiques, mais aussi pour toutes les communautés religieuses" du pays. Même si beaucoup d’Indonésiens "ne savent pas que le Pape vient", le père Kenny considère que les membres des autres confessions qui sont au courant, notamment les musulmans, "l’accueilleront avec beaucoup de joie".
Une histoire multireligieuse
Si on excepte une possible présence nestorienne dans l’archipel au XIIe siècle, l’islam précède le christianisme en Indonésie. En 1292, Marco Polo passe par l’île de Sumatra où il décrit ainsi un certain royaume de "Ferlet", première attestation historique de la présence de l’islam : "Les marchands sarrasins utilisent ce royaume avec leurs navires, ils ont converti ces gens à la loi de Mahomet."
Après l’aventurier vénitien vient le bienheureux Odoric de Pordenone, un franciscain qui fut le premier prêtre à parcourir la Sonde (le nom de l’archipel indonésien) lors d’un voyage au début du XIVe siècle. Et quand, au début du XVIe siècle, arrivent les Portugais, "l’islam était déjà bien installé à Java et Sumatra", confie le père Markus Solo, l’un des rares Indonésiens qui travaille au Vatican, au sein du dicastère pour le Dialogue interreligieux.
Ensuite, les Hollandais, majoritairement protestants, s’emparèrent de l’archipel au XVIIe siècle : cela a eu pour conséquence de repousser les Portugais, et donc les missions catholiques, dans l’est de l’archipel de la Sonde, où les missions protestantes furent aussi actives. C’est dans ces régions que se trouvent aujourd’hui les plus fortes concentrations de catholiques. C’est par exemple le cas de l’île de Flores, dont est originaire le père Solo et où plus de 90% de la population est catholique. "Géographiquement, le christianisme est majoritaire dans une part non négligeable de l’archipel", souligne-t-il, comme dans les Moluques ou en Papouasie occidentale.
Le pays de la Pancasila
Avec l’indépendance du pays en 1945, le premier président Soekarno impose comme philosophie nationale la Pancasila – les cinq principes – afin d’unifier un archipel très divers autant sur le plan religieux que culturel et ethnique. Un des cinq principes constitutionnels de l’identité indonésienne devient le monothéisme, intégrant officiellement les chrétiens dans l’identité du pays.
"L’Indonésie a longtemps été vue comme un pionnier et un modèle dans le domaine interreligieux", explique le père Solo. Dès ses origines, le gouvernement indonésien s’est opposé frontalement aux mouvances islamistes et a entretenu de bonnes relations avec le Saint-Siège. Cela a été même le cas lors de la crise du Timor oriental, ex-colonie portugaise majoritairement catholique que l’Indonésie a annexée quelques jours seulement après son indépendance en 1975. Le petit pays a subi des années de guerre sanglante avant de voir l’Indonésie quitter son territoire en 2002.
"Nous vivons dans une société façonnée par l’islam", insiste cependant le père Kenny, qui estime qu’un chrétien indonésien "ne serait probablement pas élu président". Mais il assure que les chrétiens ont vraiment leur place dans la société civile, comme en atteste la nomination régulière de ministres catholiques. Jakarta a aussi compté un gouverneur chrétien entre 2014 et 2017. Il cite aussi l’exemple d’une actrice catholique très célèbre en Indonésie, Sandra Dewi, une star qui compte des millions de followers sur les et réseaux Instagram ou Tik Tok.
Un terreau pour la "fraternité" défendue par le Pape
Ce modèle de tolérance et cohabitation des religions propre à l’Indonésie rejoint l’idée de coopération des religions en faveur de la paix promue par le pape François dans le Document pour la fraternité, un texte signé en 2019 à Abou Dabi par le pape François et le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Ahmed Al-Tayeb. Le 21 août dernier, le pape François a d’ailleurs signé au Vatican un manifeste rédigé par des jeunes Indonésiens dans lequel se trouvaient défendus côte à côte les principes de la Pancasila et du Document d’Abou Dabi.
C’est dans cet esprit que le pape François participera à une rencontre interreligieuse dans la vaste mosquée Istiqlal, la plus grande d’Asie du Sud-Est, en présence de toutes les autorités religieuses du pays. Ce bâtiment est situé à une centaine de mètres de la cathédrale de Jakarta, Notre-Dame de l’Assomption. Cette proximité n’est pas seulement géographique : récemment a été construit un "tunnel de la fraternité" qui permet d’aller d’un bâtiment à l’autre – François pourrait d’ailleurs le visiter, indique le père Solo.
Une situation parfois fragile
Du point de vue de la population catholique indonésienne, dont le pape rencontrera des représentants à la cathédrale puis au stade de Jakarta, la question des rapports avec les musulmans est un « sujet très important », confie le père Solo. Si la cohabitation est souvent bonne, la situation peut aussi être parfois très difficile dans certaines îles où des mouvances plus rigoristes de l’islam sont mieux établies. Dans la région de Java, les mariages entre musulmans et membres d’une autre religion sont ainsi très rares et mal vus – alors qu’ils sont très fréquents et acceptés entre catholiques, hindouistes, protestants ou bouddhistes. Dans certaines îles majoritairement catholiques comme Flores, il arrive que ce soit le catholicisme qui bloque de telles unions.
Dans certaines régions, l’harmonie de la Pancasila est remise en cause par des chefs religieux musulmans plus conservateurs qui n’hésitent pas à critiquer le gouvernement. Lors de la dernière fête nationale, le 17 août, le président Joko Widodo a ainsi été accusé par des adversaires d’avoir empêché des femmes musulmanes de tenir un rôle prestigieux lors des événements officiels de la fête nationale parce qu’elles portaient le voile islamique.
Malgré les précautions du gouvernement, le pays n’a pas été épargné par les violences. En 2018, trois églises de Surabaya (Java) ont été attaquées par un groupe proche de l’État islamique. En 2021, un attentat-suicide a fait une vingtaine de blessés dans la cathédrale de Makassar, à Sulawesi, lors de la messe des Rameaux. Les autorités indonésiennes sont d’ailleurs sur leur garde : à l’approche de la venue du Pape, deux attentats ont été déjoués par la police dans l’île de Java.
Une Église à faire grandir
Conscient de ces risques, le père Markus Solo se dit cependant confiant concernant la sécurité du pontife et des catholiques lors du voyage. La majorité des Indonésiens est très favorable à la cohabitation pacifique des religions et "l’Église en Indonésie n’a pas de stratégie de conversion", explique-t-il. Il assure que s’il y a "régulièrement" des conversions au catholicisme, c’est "toujours sans prosélytisme". Inversement, certaines mouvances protestantes sont d’ailleurs très mal vues en Indonésie pour leur attitude trop offensive.
Le père Kenny Ang décrit son Église comme consciente d’être minoritaire, mais "très active, proche des gens". En Indonésie, note-t-il, les laïcs sont "très investis" dans la vie de paroisse, même parfois un peu trop. "Il y a une tendance de la part de ceux qui travaillent pour l’Église à considérer que ceux qui ne sont pas impliqués comme eux sont de mauvais chrétiens", explique-t-il. Le jeune prêtre estime au contraire que l’Église a besoin de plus de catholiques investis dans la société indonésienne, dans leur travail.
"Et nous ne sommes pas si petits", souligne le père Kenny en rappelant qu’il y a plus de catholiques en Indonésie qu’en Irlande. La communauté indonésienne (8,6 millions) n’est pas suffisamment représentée à la Curie, estime pour sa part le père Solo, seul Indonésien à travailler au Vatican, d’où une certaine méconnaissance de la situation locale depuis Rome. "L’Église catholique est ancienne en Indonésie, mais jeune dans son mode de progression actuel", affirme-t-il.
La situation diffère grandement en fonction des provinces, notamment dans celle des Petites îles de la Sonde orientale, la seule à être majoritairement catholique dans le pays, et où réside un tiers des catholiques indonésiens (2,9 millions). Contrairement à Jean Paul II en 1989, le pape François n’a pas souhaité venir dans cette région, regrette le père Markus Solo, originaire de l’île de Flores.
Sur l’île de Java, où se rend le Pape, les catholiques sont un peu moins d’un million, soit 10% des catholiques du pays. "La plupart devront regarder la venue du pape sur leur télévision", confie le père Markus Solo, qui accompagnera le pape François lors du voyage, et note cependant la présence de petites délégations convergeant de tout le pays pour la messe à Jakarta. Dans la région de Flores, certains comptent plutôt se rendre chez leurs voisins du Timor oriental que visitera le pape quelques jours plus tard.
"Il est de toute façon difficile de montrer au Pape toute la diversité et la richesse de nos îles, avec toutes ses ethnies, ses religions, ses cultures", confie le père Solo. Pour nous, "le dialogue est notre pain quotidien en Indonésie", assure-t-il.