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Donc, l’euthanasie. Euthanasie, vraiment, puisque, cela été suffisamment souligné, l’euphémisation n’a jamais changé quoi que ce soit à une réalité — si ce n’est que cela permet de penser qu’en disant que ce qui est n’est pas, ce ne le serait vraiment pas, et qu’en disant que ce qui n’est pas est, ce le serait vraiment. Les responsables politiques en avaient toujours rêvé dans leur illusion de la permanente performativité du langage.
D’une liberté à une autre
À vrai dire, est-ce vraiment étonnant que ceci arrive maintenant ? Non pas parce que c’est déjà arrivé dans d’autres pays. Mais parce qu’il est une logique profonde qui agit ici : celle de la proclamation de la liberté individuelle, et d’une liberté individuelle qui n’est plus celle revendiquée au ⅩⅨe siècle, jusque durant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux accords d’Helsinki, jusqu’à Hong Kong ou en Corée du Nord, contre l’État tout puissant ou totalitaire. Non, point celle de la presse, d’expression, d’aller et de venir, de conscience, de ne point être condamné sans avoir été juger, de ne point être emprisonné sans cause, de pouvoir déterminer la politique par le vote. Mais celle de la totale disposition de soi-même, jusqu’en chacune de ses dimensions les plus personnelles, de l’expression de son intimité et de ses inclinations dans l’espace social sans qu’il puisse y avoir d’autres limitations que celles des légitimes intérêts d’autrui — c’est-à-dire d’un vivant, pas d’un vivant potentiel ou d’une potentialité de vivant. Or, cette promotion de la libre et totale disposition et expression de soi-même est devenue une des pierres de touche des constructions juridico-politiques des États au moins occidentaux depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970. À cet égard, l’institution de l’euthanasie comme service public (c’est bien de cela qu’il s’agit) ne fait que tirer les conséquences de ce qui a été posé progressivement par les législations nationales et les jurisprudences internationales.
Pourquoi encore des limites ?
Pourtant, le dispositif argumentatif et donc législatif n’est pas encore entièrement logique. En effet, le droit de l’euthanasie ne va pas encore, même dans les pays les plus permissifs, jusqu’à faire du suicide de tout un chacun un service public intégral et sans restrictions, puisqu’il considère, le plus souvent, que cela doit être justifié par des causes médicales (physiques, psychologiques) graves, durables et incurables. On peut s’étonner que soient ainsi posées des limites à l’autodétermination souveraine de l’individu, et qu’il faille encore avoir à prouver ses souffrances pour que soit assurée une aide afin qu’on puisse procéder à sa propre mise à mort sans douleurs ou obtenir que quelqu’un le fasse pour vous. N’est-ce pas imposer une règle transcendante à l’individu, sans véritable justification ? Au nom de quoi, vraiment, peut-on justifier toutes ces limites posées, si le droit doit garantir l’auto-disposition de soi par soi ?
Le recours de la dignité ?
La libre disposition de soi par soi implique nécessairement, de manière tendancielle, la suppression de tous les jugements de valeur socialement établis qui restreignent ce qu’un individu pourrait faire de lui-même tant qu’il ne nuit pas à autrui. La liberté comme principe cardinal conduit à faire disparaître toutes les normes empêchant de faire de soi ce que l’on veut. Les juristes, qui ne sont pas d’idiotes gens, usent donc abondamment, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de la notion de dignité pour encadrer quelque peu cette revendication sans limites. Mais est-il un principe juridique moins défini que celui-ci ? Sans aucun véritable contenu — et pourrait-il en avoir un, puisqu’il n’est plus aucun accord collectif sur la nature humaine ? — il n’est qu’un axiome, une vérité sans fondements qui ne se définit que par ce qu’elle rend possible et que par ce qu’elle interdit.
À cet égard, la dignité ne sert qu’à dire ce que les sociétés occidentales jugent inacceptables aujourd’hui. Et, comme elle n’a point de consistance propre, elle permet la mutation de la frontière entre ce qui est tenu pour possible et ce qui est réprouvé. Ainsi, alors qu’elle empêche le "lancer de nain" quand bien même le nain consent à son "lancement" (1995), elle va servir à justifier la mise à mort "à la demande". Par la loi qui vient, et par les lois qui sont déjà venus ailleurs qu’en France, l’individu fait reconnaître que ce qu’il vit porte une telle atteinte à sa dignité que cela justifie qu’on maintienne ou restaure cette dignité en supprimant ce qui est la cause de cette atteinte, soit sa vie. Alors que la dignité avait conduit à juger que le nain qui consentait à son lancement portait atteinte à son humanité, désormais celui qui demande à ce que soit porté atteinte radicalement à son humanité par sa mise à mort va se voir reconnaître qu’il ne portera pas atteinte à son humanité en faisant prendre en charge sa mort par la société, et qu’il est effectivement libre de disposer de son corps comme il l’entend et qu’il est fondé à demander à un tiers de le tuer s’il ne peut lui-même le faire.
Quelle dignité pour les souffrants ?
Étonnant paradoxe qui fait de l’acte de tuer la réalisation de la dignité d’un vivant. Comme si l’on retrouvait la revendication de souveraineté totale sur soi-même et de refus de l’aliénation par autrui ou toute forme de déchéance qui alimenta les pratiques antiques et la réflexion stoïcienne. L’euthanasie qui vient rejoint ainsi la protestation désespérée face à la violence imposée par autrui (les suicides collectifs des cités assiégées de l’Antiquité gréco-romaine), la manifestation de la liberté totale face au destin (les stoïciens), l’expiation volontaire ou la conservation de l’honneur (les guerriers japonais).
Mais on en supprime la violence radicale et la dimension rituelle au profit d’une administration technique laissant à tout un chacun la possibilité d’inventer éventuellement des cérémonies d’auto-élimination. Et l’on restreint le suicide euthanasique au traitement d’un état : celui de la faiblesse insigne et croissante, celui de l’épuisement de soi et de sa vie. On raye ainsi symboliquement ce qui fut une des originalités les plus nettes du christianisme dans son intrication avec la société : la reconnaissance et la valorisation de l’insigne dignité des petits, des pauvres, des souffrants, dont jamais la dignité ne s’efface malgré leur apparente déshumanisation, à leurs yeux ou ceux des autres, puisque leur état a été assumé par Dieu lui-même dans son incarnation, sa passion et sa résurrection.
Il y a lieu de s’inquiéter
Nul doute qu’il faudra tenter de faire tenir ensemble des dispositifs juridiques dont la compatibilité n’est pas évidente, alors que pourtant ils prétendent s’enraciner tous dans la même dignité — l’une objectivée, l’autre subjectivée. Mais l’invention politique et l’imagination juridique ont toujours été sans limites. On trouvera une manière de rendre tout cela cohérent ou compatible. Ou pas. Mais, dans tous les cas, il y a lieu de s’inquiéter sur la protection que la dignité comme principe juridique peut désormais véritablement apporter à chacun des humains.