Parmi tous les arts qui ont tenté d’être un sacré de substitution dans un monde sécularisé, le cinéma a certainement la palme de la nouvelle religion la plus populaire. Est-ce pour cette raison que l’affaire Depardieu, à travers les différentes réactions qu’elle provoque, semble rejouer la crise des abus dans l’Église ? Comme pour les prêtres pédocriminels, deux camps s’opposent, sans qu’on ait envie de choisir entre eux : l’un est prêt à toutes les complaisances pour sauver l’église cinématographique, l’autre crie "tous coupables" et brûle de mettre à bas le cinéma tout entier. Comédiens et curés, même combats ?
Tribune et contre-tribune
Deux tribunes médiatiques rivales ont repris les rôles, écrits d’avance, de la défense imprudente et de l’accusation douteuse, que l’affaire Preynat avait suscités en son temps. De chacune de ces tribunes, ne gardons qu’une phrase. Publiée la première — et rapidement regrettée par une partie des signataires pour des raisons peu glorieuses —, la tribune de soutien à l’acteur (Le Figaro du 25 décembre) contenait cette remarque : "Quand on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque." Frappante similitude avec les défenseurs aveuglés de Bernard Preynat : toucher à un prêtre serait nuire à l’institution, comme si le personnel de l’Église était par principe aussi saint et immaculé que la personne de l’Église. Le cinéma connaît donc ceux que Maritain appelait les Ruminants de la sainte Alliance, refusant qu’on fasse un peu de lumière dans le monde des salles obscures.
C’est bien parce que l’homme et l’œuvre sont distincts que le statut d’artiste de Gérard Depardieu ne doit ni lui épargner de rendre des comptes devant la justice, ni lui valoir une condamnation publique avant même son procès.
La réponse apportée par une tribune adverse (Mediapart contre le Figaro, pour qu’on soit sûr de ne pas sortir des camps attendus) révèle une fois de plus le mimétisme qui dicte bien des affrontements. La meute contre-attaquante a notamment fustigé "le pathétique “il faut séparer l’homme de l’œuvre”". Pathétique ? Au sens moderne de ridicule ? Qui ne voit au contraire que seule cette distinction permet de réfuter la sacralisation indue du comédien qu’opère la première tribune, celle qu’ont opéré aussi bien des défenseurs de prêtres abuseurs. C’est bien parce que l’homme et l’œuvre sont distincts que le statut d’artiste de Gérard Depardieu ne doit ni lui épargner de rendre des comptes devant la justice, ni lui valoir une condamnation publique avant même son procès.
La justice et l’art
Sans cette séparation, vous êtes condamné à admettre qu’un bon comédien est toujours un homme de bien et qu’un sale type est forcément un piètre acteur. Vous êtes également condamné à brûler toutes les œuvres d’un artiste qui fait de la prison, de La ballade des pendus de Villon aux Paravents de Jean Genet, en passant par La comédie humaine de Balzac, tous les poèmes de Verlaine et même toutes les pièces de Molière (peine un peu lourde pour deux heures d’emprisonnement pour dettes). Bref, séparer l’homme et l’œuvre permet tout simplement de rendre possible à la fois la justice et l’art. On en vient à se demander si certains lyncheurs médiatiques ne rêvent pas de mettre fin aux deux.
Une troisième tribune, sans doute moins médiatisée parce qu’elle était plus nuancée, dénonçait les agissements de Gérard Depardieu, mais faisait cette concession bienvenue : "Il faut bien admettre qu’on peut être traversé par la grâce devant la caméra, et se conduire dans la vie en prédateur dangereux." La grâce ? Aucun doute, c’est dans la théologie que les signataires de tribune pourraient trouver de quoi sortir du manichéisme de la foule en colère.