Sans doute faut-il remonter à des événements déjà anciens — la coupe du monde de football de 1998, la coupe Davis de 1991, la demi-finale contre les Blacks en 1999 — pour retrouver des sensations comparables. Ni Alaphilippe, ni Jalabert, ni Virenque, ni même Hinault, malgré leur immense popularité, n’avaient connu un moment aussi fort de bonheur partagé. Poulidor, peut-être. Mais Poulidor vainqueur du Puy de Dôme vivait dans un autre monde, celui des lignes jaunes, des casquettes de toiles et de l’ORTF, dans une France décorée de platanes où le soupçon n’avait pas pris le pouvoir. Du temps de Poulidor il n’y avait pas de honte à être heureux.
Miracle, Thibaut Pinot a connu en 2023 ce moment de bonheur partagé, bonheur in extremis, dans l’avant-dernier virage de l’avant-dernier col de l’avant-dernière étape du Tour, de son dernier Tour de France. C’était dans la montée du Petit Ballon, le 22 juillet, depuis environ quatre heures quarante-cinq de l’après-midi jusqu’à environ cinq heures et quart. Ses amis lui avait ménagé une surprise : une fan zone dans un "virage Pinot". Dix mille supporters. Vingt mille, peut-être. Des banderoles, des chants. Des inscriptions sur le bitume.
Un effort gratuit, pour le panache
À la vue de cette foule dans une route qu’il connaissait depuis l’enfance, en entendant les cris d’encouragement, notre coureur n’a pas calculé. Il a tout donné. Il est arrivé le premier dans le virage, seul, échappé. Comment ne pas être bouleversé par la générosité de ce grand sportif qui, devant son public, a lancé une attaque fulgurante. C’était sa manière de rendre la politesse à ses amis. Il a attaqué trop tôt pour aller au bout, sans doute. Il a été aidé un peu par Warren Barguil qui, à sa poursuite aux côtés de Tom Pidcock, a cessé de prendre les relais, peut-être. Il a été porté par son public, sûrement. Mais surtout, il n’a pas spéculé. Sur ses terres, nous avons vu un cycliste capable de produire un effort surhumain et finalement gratuit, pour le panache. Nous avons vu à quel bonheur l’effort du vélo peut conduire un homme. Être Pinot dans un tel moment !
Il existe deux races de grands cyclistes : les champions à sang froid [...] et les champions à sang chaud.
Voici un coureur qui a connu bien des déboires. Chutes, blessures, coups du sort, malchance — comme cette "bordure" qui lui a coûté la victoire en 2019 —, Pinot n’aura même pas été un éternel second comme Raymond Poulidor. Mais nous l’avons aimé parce qu’il était humain tout autant que surhumain. Il aurait pu, et même il aurait dû gagner le Tour. Il l’a ardemment désiré, et nous tous avec lui. Le sort ne lui a pas été favorable. Mais à défaut de gagner le Tour, il a gagné la foule.
Des gueules de cyclistes
Il existe deux races de grands cyclistes : les champions à sang froid, Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Miguel Indurain, Laurent Fignon ; et les champions à sang chaud, Raymond Poulidor, Bernard Hinault, Richard Virenque, Tadej Pogacar, Thibaut Pinot. Les champions à sang chaud nous réchauffent le cœur. Ils sont de quelque part. Il savent où ils habitent : Poulidor se transcendait sur les routes qui le rapprochaient de Saint-Léonard-de-Noblat, comme le Blaireau sur les départementales en Bretagne et comme Pinot sur les pentes de ses chères Vosges.
On disait de Claudio Chiapucci — le natif de la Lombardie — : "Il a une gueule de cycliste." Les champions à sang chaud ont des gueules de cyclistes. Ils nous montrent qu’il est possible à des hommes de se transcender.