L’écrivain Henri Quantin s’interroge sur les différents sens du verbe "profiter", devenu aujourd’hui synonyme de "consommer sans mesure" ou d’"abuser". N’est-il pas possible, comme nos grand-mères, de profiter de ses vacances en "faisant des progrès" ?
Les vacances, plus que toute autre période, font résonner aux oreilles l’impératif hors duquel on est certain de passer pour un rabat-joie austère : « Profite ! » Ce qui restait de complément au verbe dans la formule « profites-en bien » tend même à disparaître. Du dépliant d’office du tourisme à l’ami qui vous veut du bien, tous vous le disent : il faut « profiter ». L’emploi absolu du verbe laisse deviner une valeur tout aussi absolue, comme un « jouir sans entraves » qui n’ose plus tout à fait avancer sans masque — héritage incertain de mai 68 oblige —, mais n’est pas prêt pour autant au repentir.
Abuser ou faire des progrès ?
Profiter est donc devenu est forme incontestable du Bien, au point qu’on semble oublier que profiter de la faiblesse d’une personne est a priori moins louable que profiter d’un enseignement. Seul le mot « profiteur » signale encore que le verbe ne désigne pas forcément une activité irréprochable et qu’il peut même cacher des motivations troubles, chaque fois qu’un malotru cherche à « profiter de la situation ». Hors de ce cas, il semble aller de soi qu’aucune vacance ne peut être réussie pour qui n’a pas obéi à l’injonction. « Profite ! » signifie peu ou prou « rentabilise au maximum le prix de tes vacances ! », « mange jusqu’à te faire éclater la panse ! », « bois sans craindre ni ivresse ni gueule de bois ! », « oublie toute mesure forcément castratrice ! ». En bref, « laisse-toi aller ! », quand ce n’est pas l’insupportable « lâche-toi ! » (étant admis qu’il ne serait jamais légitime de se retenir de quoi que ce soit). Si on ajoute que « profiterole » dérive lui aussi de « profit » (il désignait, chez Rabelais, « une petite gratification donnée aux domestiques »), on risque d’entendre plus encore dans le « profite ! » un appel à reprendre du dessert sans hésiter, y compris quand on est déjà repu.
Il est amusant de lire dans le Dictionnaire historique de la langue française que le verbe profiter signifiait à l’origine, quand son sujet était un être animé, « faire des progrès, s’améliorer intellectuellement ou moralement ». L’impératif qui vous est adressé avec un sourire complice quand vous partez en vacances n’est pas loin de vouloir dire le contraire : pour profiter, oublie un peu tes préoccupations intellectuelles et tes principes moraux. Le sens tardif du verbe (« tirer le maximum de quelqu’un ») sonne comme un aveu : il se disait parfois dans un sens sexuel, ce qu’on traduirait aujourd’hui par « abuser ». Celui qui vous susurre « profite ! » pourrait bien, de fait, vous conseiller à mots voilés d’abuser sans scrupule.
Notre plaisir ailleurs
Après ces considérations, nous nous garderons bien d’adresser un quelconque impératif au lecteur. Nous le laisserons même choisir le sens de « profiter » qui lui convient le mieux pour l’été. Nous citerons toutefois un passage de Proust qui peut lui donner une idée de celui qui a notre préférence, même si, en l’occurrence, c’est l’expression « tirer profit », un peu moins ambivalente, qui est utilisée. Le narrateur de La Recherche y parle de sa grand-mère :
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité.
Peut-être de telles grands-mères ne diront-elles jamais explicitement « Profite ! », jugeant un peu vulgaire d’exhiber leurs intentions. Chez elles, en tout cas, affection et désir de faire grandir ne sont jamais séparés. « Notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité » : voilà une pensée dont on peut profiter, sans risque d’abuser.

