Emmanuel Macron disait récemment au Mont-Saint-Michel que les Français étaient "un peuple de conquérants et de bâtisseurs". Cette formule fougueuse offense la réalité. Qui parle de conquérir ou de bâtir quoi que ce soit ? Je vois plutôt l’homme contemporain s’évader dans un ailleurs sans histoire ni territoire. Même quand il visite un monument, il n’envisage plus guère de le faire sans qu’une tablette ou un casque ne le ressuscite à ses yeux. Les vieilles pierres sont vouées à s’animer pour parler à un public qui ne sait plus ou ne veut plus les contempler dans leur beauté nue et immuable.
Les églises oubliées
On est si captif de l’écran que l’idée de démolir des églises n'émeut pas tant que ça l'opinion. On m’opposera le cas de Notre-Dame de Paris. Qu’il me soit permis de le relativiser. Si on la répare, c’est pour lui redonner sa fonction de support d’image que la planète lui assigne, pour que le touriste y fasse sa pose Instagram. On restaure Notre-Dame parce qu’il est rentable de le faire et qu’on y est obligés. C’est Mammon qui le veut, et non l’élan d'un peuple bâtisseur désireux de redonner au Créateur une maison digne de Lui. C’est l’emplacement qui fait Notre-Dame de Paris. L’œuvre de Dieu est sauvée par la loi de l’immobilier. Si d’autres splendeurs avaient brûlé, loin du regard du monde, leurs cendres fumeraient encore.
Comment imaginer que le patrimoine religieux obtienne des crédits si l’Église est frappée de discrédit ?
Méditons le sort des églises peu fréquentées pour ne pas dire abandonnées. Ce sont les plus nombreuses. Ce sont les oubliées. Mêmes monumentales. Quel voyagiste envoie Chinois et Américains visiter la cathédrale protogothique de Laon ? Située dans le sud de l’Aisne, à deux heures de Paris, cette ancienne capitale carolingienne, juchée sur sa célèbre butte, est l’un des plus vastes secteurs classés. Qui le sait ? Laon aurait brûlé qu’on n’en parlerait déjà plus. Et les chapelles, joyaux des campagnes sinistrées ? Leur seul argument est d’être la maison du bon Dieu. Et celui-ci ne pèse pas lourd. La logique veut qu’on les rase. Dans La Dépêche du Midi, le maire de Massat (Ariège) s’exprimait en ces termes : "Chaque année, 21% du budget municipal est consacré à l’entretien des trois églises [dont] cette chapelle, qui est maintenant en mauvais état. Mais cela coûte 250.000 euros. Alors moi, je dis qu’il faut qu’il y ait retour sur investissement." On peut le comprendre : son propos date de 2009 et "aucun culte n’y a été célébré depuis 1972", relève sur son blog Benoît de Sagazan. Le journaliste y traite des "préalables indispensables avant la démolition ou la requalification d’un édifice cultuel".
Au service du bien commun
Sur 40.000 édifices religieux communaux recensés aujourd'hui, "2.500 à 5.000 églises sont menacées de destruction d'ici à 2030 si rien n'est fait", indique Samuel Lieven, directeur de la rédaction du magazine Pèlerin. Un peuple de conquérants et de bâtisseurs peut-il s’accoutumer sur son sol à un épilogue si funeste ? Début juin, un colloque au Sénat de l’institut Pèlerin patrimoine s’intitulait : "Les églises communales au service du bien commun ?" Tout est dans le point d’interrogation. Comment peut-on douter que ce ne soit pas le cas ? Au service de quoi l’Église pourrait-elle être si ce n’est le bien commun ? Poser la question en ces termes signifie qu’elle sert un bien particulier, le sien, que plus personne ne comprend et que, pour sauver ses édifices, il faudrait rendre leur vocation compatible avec l’esprit du monde. C’est aux "collectivités locales, diocèses, paroisses et acteurs locaux de les faire vivre en concertation avec la population", préconise le sénateur communiste Pierre Ouzoulias, auteur d'un rapport sur l'avenir du patrimoine religieux. "Ouvrir nos églises devient une urgence", ajoute cet historien et archéologue originaire de Corrèze.
Si l’Église est frappée de discrédit
Pour le père Gautier Mornas, responsable du département Art sacré à la Conférence des évêques de France, il faut "diversifier" les usages. Les concerts dans les églises, ça ne suffit plus. Il plaide pour des actions "caritatives et solidaires, éducatives et touristiques". Les clercs ont intérêt à prendre la main pour ne pas se laisser imposer un programme incompatible avec l’âme du lieu. Dans Le Point, Jean-Paul Deremble, historien de l'art et théologien, affirme que "si le nombre de pratiquants diminue, le besoin de rassemblement augmente", tout comme "la spiritualité laïque". Tiens donc. Cette constatation, si juste qu’elle soit, laisse pantois. Pourquoi n’irait-on pas dans les églises pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des vaisseaux spatiaux transportant Dieu à des gens venus exprès pour en vivre ? La question, on le voit, n’est point patrimoniale. Le spectre québécois ou belge projette son ombre mortifère sur le "blanc manteau d’églises" dont parle le moine Raoul Glaber au détour de l’an mil.
Car on peut très bien vivre aujourd’hui sans se poser de question sur Dieu. Cette posture n’est pas une option mais une norme sociale, un acte de foi, le signe d’un épanouissement réussi, la marque d’un bonheur enfin trouvé, d’une délivrance acquise au prix d’une lutte contre l’oppression des curés. Les scandales sexuels renforcent cette indifférence envers la chose religieuse, la tournent même en hostilité. Si le prêtre est un criminel en puissance, pourquoi irait-on payer pour entretenir son église ? S’y refuser devient même un acte "citoyen", une manière de se protéger et de protéger les autres. La morale change ainsi de camp. C’est le principal résultat de la gestion médiatique des scandales sexuels. Il est désormais moral de s’opposer au catholicisme, à sa présence visible donc. Comment imaginer que le patrimoine religieux obtienne des crédits si l’Église est frappée de discrédit ? Ne doutons pas que cette situation soit irrémédiable. Il le serait que l’espérance soit vaincue.