Lorsque, en juillet 1870, Mgr Georges Darboy, archevêque de Paris, prétextant l’entrée en guerre de la France contre la Prusse, quitte hâtivement Rome et une aula conciliaire surchauffée, tant en raison de la canicule qui pèse sur la Ville que des tensions entre partisans et opposants du dogme de l’infaillibilité pontificale, il ne peut deviner qu’il ne lui reste pas un an à vivre. Ni non plus qu’il périra victime des haines révolutionnaires contre l’Église, encore moins que le Vatican lui contestera alors la palme du martyre.
Il est vrai que l’archevêque, comme presque tout l’épiscopat français, n’approuve pas le nouveau dogme, et ne s’en est pas caché, étant l’un des chefs de file de l’opposition aux volontés de Pie IX, vrai aussi que ce départ hâtif est une façon diplomatique d’éviter d’avoir à voter non, ce qui reviendrait à offenser le Pape, en n’étant pas présent au scrutin. Or même si Mgr Darboy, comme ses frères dans l’épiscopat, une fois le vote acquis, s’inclinera devant la principale décision prise pendant ce bref concile de Vatican I, demeuré, par la force des choses et de l’actualité, inachevé, il n’en est pas moins vrai que ni Pie IX ni ses successeurs n’oublieront cette résistance et la lui feront payer à titre posthume. Ce sera même l’une des raisons de la remarquable lenteur d’une procédure de béatification que l’on aurait pu croire gagnée d’avance. Mais pas la seule…
D’authentiques martyrs
Fin mai 1871, le gouvernement Thiers finit d’écraser la Commune, et s’offre le luxe, profitant du terrible effroi provoqué par les événements dans l’opinion publique, surtout en province, de se poser en champion du catholicisme. Cela fait rire jaune quand on songe qu’il a, par bas calcul politique autant que par anticléricalisme, sacrifié les otages, mais nul ne doute que les prêtres suppliciés entre le 24 et le 27 mai, au terme de "la semaine sanglante" sont d’authentiques martyrs.
Il est incontestable qu’ils ont été mis à mort "en haine de la foi", définition même du martyre et c’est dans cette certitude que l’on entoure les suppliciés d’honneurs posthumes exceptionnels, recueille objets personnels, lettres de prison, vêtements imprégnés de sang, et tout ce qui ressemble déjà à des reliques.
Notre-Dame des Otages
La décision d’instruire au niveau diocésain le procès préliminaire sur la vie, l’héroïcité des vertus et la réalité du martyre des Serviteurs de Dieu est très vite prise, les pièces rassemblées, les témoignages collectés, ce qui permettra d’ouvrir officiellement la cause en 1897, ce qui n’est pas si long, eu égard au nombre de dossiers, vingt-deux, et d’acteurs.
Dès 1890, la Compagnie de Jésus, certaine de l’aboutissement de la procédure, a racheté, rue Haxo, la villa Vincennes, dernier quartier général de la Commune, où les otages furent fusillés dans la soirée du 26 mai, et parmi eux, trois jésuites de la rue de Sèvres, les Pères de Bengy, Caubert et Olivaint, deux de leurs confrères, les Pères Clerc et Ducoudray les ayant précédés dans la mort l’avant-veille sur le chemin de ronde de la prison de La Roquette. Le but est de bâtir, sur ce terrain sanctifié par le sang des martyrs, une chapelle commémorative qui laissera la place, en 1938, à l’actuelle église Notre-Dame des Otages. L’ennui est que rien ne va se passer comme les optimistes le supputaient.
Le cas Darboy
Le premier obstacle, sans doute le plus injuste, est le mauvais vouloir romain. Selon l’usage, le premier nom porté sur la liste des victimes est celui de l’ecclésiastique le plus éminent du groupe, l’archevêque de Paris. L’on béatifierait donc "Georges Darboy et ses compagnons" ; l‘hypothèse hérisse maints prélats du Vatican, prêts à accuser l’archevêque de "gallicanisme", autrement dit à le faire soupçonner d’hérésie.
Pie IX, informé de l’exécution de celui qu’il tenait pour l’un de ses pires opposants, a-t-il, comme certains l’ont prétendu, manifesté une satisfaction peu charitable ? L’on n’est pas obligé de le croire mais il est certain que, trente ans après les disputes de Vatican I, le nom de Darboy constitue encore un obstacle à l’avancée du dossier des martyrs de 1871. Conscient du problème, le postulateur de la cause, Mgr Grente, déplore au début du XXe siècle que la fin héroïque et édifiante de l’archevêque, mort en bénissant ses bourreaux, et qui, d’ailleurs, a reconnu le dogme controversé, ne suffise pas à désarmer ses adversaires.
Sans doute faudrait-il dissocier le cas de Mgr Darboy de celui de ses compagnons de prison et de supplice mais une telle initiative est alors inenvisageable et les dossiers resteront liés. Du coup, la procédure en est bloquée.
Ne pas désespérer Billancourt
Peut-être cette rancune finirait-elle par se dissiper avec le temps mais une autre difficulté surgit après la Seconde Guerre mondiale : l’Église tente d’instaurer des relations apaisées, voire amicales, avec le Parti communiste, lequel, à la suite de Lénine, revendique l’héritage de la Commune. À l’heure de la main tendue, des "routes de la paix" qui font marcher côte à côte jeunes catholiques et jeunes communistes, et de l’Ostpolitik romaine, rouvrir les dossiers des martyrs reviendrait à mettre en accusation les Communards, que l’on dédouane alors de toute responsabilité, ou presque, dans le drame de mai 1871, tout en séparant l’Église actuelle de celle d’hier, complice d’un pouvoir injuste et qui pourrait bien avoir mérité d’être châtiée par le peuple insurgé. Et peu importe que ces prêtres aient été, presque tous, y compris Mgr Darboy qui a refusé d’abandonner ses diocésains pendant le siège de Paris, puis lors de l’insurrection, alors qu’il se savait en danger, des apôtres infatigables de la charité, de l’éducation des classes populaires et des artisans engagés du catholicisme social…
En 1968, à l’approche du centenaire des événements, l’archevêché de Paris suspend la cause Darboy, ce qui équivaut, celle-ci étant toujours liée aux autres, à refermer tous les dossiers, décision qui ne heurte pas certains ordres et congrégations, en plein aggiornamento postconciliaire et prêts, au nom du Christ Ouvrier ou de la théologie de la libération, à oublier ces confrères d’un autre temps. Parce qu’il ne faut pas, selon la formule consacrée, "désespérer Billancourt", les commémorations de 1971 sont supprimées et les paroisses qui s’obstinent à vouloir les maintenir rappelées à l’ordre.
Rien d’étonnant si ces années correspondent à la dispersion d’une grande partie des "reliques" et souvenirs des victimes en salles des ventes, y compris les linges ensanglantés recueillis sur les cadavres. Les objets plus encombrants — portes des cellules, murs devant lesquels les victimes ont été fusillées, ou, pour dire les choses moins délicatement, abominablement massacrées, comme rue Haxo — sont relégués dans des endroits peu accessibles, ou pas accessibles du tout, tandis que l’accès aux sépultures est rendu difficile. Il n’en faut pas davantage pour que le souvenir s’efface.
Ce serait justice
Définitivement ? Non, puisque l’élection de Jean Paul II, pape venu de l’Est qui ne nourrit, lui, aucune illusion sur le paradis rouge, va mettre un terme à la lune de miel entre l’Église et le communisme. Les religieux de saint Vincent de Paul, très attachés à la mémoire du père Henri Planchat, premier prêtre de la congrégation et magnifique apôtre des faubourgs défavorisés, en profitent pour dissocier sa cause de celle de ses compagnons et font, en 1988, rouvrir le dossier. En 2013, les picpuciens réussissent à faire reprendre les dossiers des pères Tuffier, Tardieu, Rouchouze et Radigue. Ils font bien puisque les cinq causes ont abouti.
On veillera, néanmoins, à ne pas parler de "martyrs de la Commune", mais de "martyrs de Paris", alors même que d’autres victimes, sous la Terreur, pourraient revendiquer en priorité ce titre, ou de "martyrs de 1871". S’il est peu probable, du moins à brève échéance, de voir jésuites et dominicains les imiter, sans doute peut-on espérer que l’archidiocèse de Paris, ou d’autres acteurs, décident de reprendre les dossiers et d’en obtenir la conclusion heureuse. Ce serait justice et n’insulterait en rien la mémoire des Fédérés victimes de la répression versaillaise qui, eux aussi, sans le savoir, avaient faim et soif de la justice.
Revivez en images la béatification des prêtres martyrs sous la Commune :