Le 6 mars, sur le site des Inrocks, un titre déboule avec fracas : "Sur France Inter, Geoffroy de Lagasnerie atomise la famille nucléaire." Le jeu de mots est plaisant. La bombe est-elle sexuelle ? Allez savoir. L’article fait écho aux propos tenus sur France Inter par le philosophe et sociologue gay considéré par Wikipedia comme "une figure de la gauche radicale". Invité par Léa Salamé pour son livre 3 – Une aspiration au dehors (Flammarion), Lagasnerie, toujours selon Les Inrocks, "propose une réflexion sur son amitié avec l’écrivain Édouard Louis et le philosophe Didier Eribon, qu’il compare avec les relations familiales". Pourquoi pas, même si comparaison n’est pas raison. À l’antenne, malgré sa bonne bouille, l’émule de Michel Foucault lance un Scud : "J’associe beaucoup la famille à la déperdition, à la tristesse, l’ennui" et aussi "J'ai l'impression que beaucoup de gens ont tendance à se conformer à des schémas traditionnels, à des modes d'existence codifiés par nos sociétés."
Un besoin aigu de reconnaissance
Sur Twitter, ça réagit grave. Extrait : "Dixit le quarantenaire intello, l'air fatigué le matin après son coucher tardif entre spectacles et bars branchés, qui a juste enfilé un sweat à capuche comme un ado pour “casser les codes” bourgeois. Bref, une caricature."
Ne surenchérissons pas. Je n’ai pas encore lu la prose de celui qui avait déjà fait paraître un essai digne d’une couv’ de Têtu : Mon corps, ce désir, cette loi (Fayard). Faut-il se dire trop bon chrétien jusqu’à se faire Savonarole et l’immoler sur le bûcher numérique ? Cette posture serait vaine et ridicule, et beaucoup trop attendue de la part des milieux cathos forcément confits dans leurs dogmes et prompts à réagir avec leur épiderme. De toute façon, "qui suis-je pour juger ?", enseigne le pape François. Même si on oublie la suite qui change tout : "Qui suis-je pour juger… les gays qui cherchent le Seigneur ?"
Pour l'instant, Lagasnerie cherche le buzz. Mais le chahuter serait lui rendre service ou, pour le dire prosaïquement, reviendrait à faire son service de presse, lequel est déjà bien costaud. Appointé par l’enseignement public, le prof’ est aussi porté aux nues (si je puis dire) par l’agence officielle qu’est l’AFP. Une dépêche dithyrambique, intitulée "Geoffroy de Lagasnerie, une amitié prodigieuse" (excusez du peu), s’épanche ainsi : "L'auteur s'est habitué à ce que chacune de ses prises de position déchaîne des critiques. En est-il affecté ? Pas du tout. Car l'une des choses les plus importantes que l'amitié donne, c'est la possibilité d'une vie au-delà de la reconnaissance", estime-t-il. Et même "d'être quasi indifférent aux choses qui vont être dites sur vous". Belle leçon d’humilité. L’amitié antidote à la vanité, c’est bien vu et c’est vrai. Grâce à elle, on encaisse les avanies, on devient étanche aux médisances. Les esprits mal tournés diront avec La Rochefoucauld que nos vertus n’étant que des vices déguisés, la superbe indifférence dont Lagasnerie se pare n’est qu’une tartufferie, qu’elle signe justement son besoin aigu de reconnaissance, son souci extrême de sa propre image, son obsession de ce que l’on dit sur vous. Mais passons.
Le "Système Famille"
Revenons aux propos de l’intéressé. Quelle analyse peut-on faire de sa vision de la parentalité ? Il la perçoit comme une perte de liberté, au profit de ce qu'il appelle le "Système Famille" ou le "familialo-matinalisme". Un recyclage du refrain de Gide "Famille je vous hais" ? Sans doute. Quel parent peut nier qu'avoir des enfants, c'est un fil à la patte ? Mais il y a souvent beaucoup de puérilité et de conformisme à cracher dans la soupe familiale, à décrier un "modèle" hérité de nos pères, à se dire l’enfant de personne comme si l’on se faisait tout seul, à refuser la dépendance et la vulnérabilité des premières années de la vie, si longues, si décisives.
La tentation est très forte de balayer tout ça pour n’exalter que l’âge adolescent, au détriment de ceux de l’enfance, de la maturité et de la vieillesse. Son sweat à capuche ne magnifie pas seulement les pulsions consuméristes, c’est aussi le dress code de l’inconséquence enkystée dans un jeunisme béat. Il est dangereux que ce type de profil fasse de la politique. Surtout si cette attitude carbure à la révolte et confond dans une même réprobation ce qui édifie et codifie. Les deux termes sont liés, tout parent le sait : l'un ne va pas sans l’autre ; la codification n'a de sens que si elle édifie et l'édification ne peut se faire que si on la codifie. Ce sont les deux jambes de l’éducation.
L’amitié contre l’amour ?
Acoquiné avec Didier Eribon (69 ans), Geoffroy de Lagasnerie (42 ans) forme un trio avec Édouard Louis (30 ans), né Eddy Bellegueule, comme on le sait depuis que dans un roman autobiographique, ce fils d’ouvrier dit rejeter son milieu d’origine. La famille est vécue sur le mode du déterminisme dont il faut se libérer, un de plus. Et Lagasnerie utilise l’amitié — la dévoie ? — pour arriver à cette fin. Opposer l’amitié à l’amour ou faire de l’amitié le socle de la famille tient de la confusion des ordres. Autant que je le sache, l'argument du philosophe est le suivant : "L'amitié est une forme beaucoup plus ouverte, qui ne fonctionne pas à l'exclusion, contrairement à l'amour. Une des conditions de possibilité de l'amitié, dès lors, est une forme de déconjugalisation du couple." Ces deux phrases ont de quoi intriguer.
L’amitié ne désenclave pas la vie conjugale puisqu’elle s’épanouit dans un autre champ. Elle peut bien sûr la soutenir, l'amortir, la faire respirer.
Regardons la première : l’amitié n’est pas plus ouverte ni moins exclusive que l’amour : elle peut être aussi intense et parfois dévastatrice que lui quand l’autre la trahit. Le parjure est d’autant plus blessant que la relation amicale n’est pas régulée par le cadre juridique et religieux du mariage où les époux s’associent par contrat, mettent leurs intérêts au pot commun, pondèrent leurs passions dans la matérialité du quotidien. L’amour ressemble au marbre que deux êtres sculptent puis polissent avec patience, tandis que l’amitié scintille comme un cristal dont la lumière renouvelle sans cesse l’éclat, quitte à aveugler. La relation amicale est d’autant plus pure qu’elle n’est assujettie à aucune obligation devant les autres, qu’il s’agisse de l'entourage familial, des enfants, des amis, de la société, de l’État, de l’Église, etc.
La seconde phrase postule que l’amitié déconjugaliserait le couple. L’énoncé mériterait d’être affiné. Si c’est pour dire que la relation amicale est chaste, oui car l’érotisation est étrangère à ce mode d'existence. Mais s’il s’agit de supprimer l’exclusivité sexuelle des époux, non, car ce serait confondre amitié et licence. L’amitié n’est pas l’autre nom de l’amour "libre", ni l’alibi du trouple. Ce mot est beaucoup trop noble pour offrir un vernis respectable à tous les rendez-vous. L’amitié ne désenclave pas la vie conjugale puisqu’elle s’épanouit dans un autre champ. Elle peut bien sûr la soutenir, l'amortir, la faire respirer.
Liens du cœur et liens du sang
Comparer les relations amicales et familiales s’entend bien si on en distingue les registres. Des amis peuvent former une famille, au sens métaphorique du terme. Les liens du cœur peuvent être plus forts que les liens du sang, nul ne le nie. La raison en est simple : la famille nucléaire, quand les enfants sont là, héberge des êtres qui ne sont pas choisis et voilà pourquoi elle est un lieu de tension voire de conflit. "On choisit ses copains mais rarement sa famille", chante Renaud dans Mon Beauf. Rarement ? Jamais, veut-il dire. Et ce "jamais" a quelque chose de difficilement supportable et parfois de tragique quand des frères et sœurs, par exemple, se font la guerre pour capter un héritage.
La beauté de ce "mode d'existence"
L’amitié apparaît alors sous le seul jour du réconfort et de l’agrément, quand la famille n’est que servitude, pesanteur et routine, sans même parler de la réplication bourdieusienne d’un modèle bourgeois. Face à la famille, l’amitié danse sur le fil de la vie et, de manière primesautière et désinvolte, s’amuse de tout, n’en prend que les bons côtés, jouissifs et sympas. Cette manière de voir correspond à une mentalité navrante consistant à se délester de toute responsabilité sociale et, dirais-je aussi, environnementale.
Car l’amour, nœud de la famille, a une dimension d’exemplarité liée au caractère sacrificiel et public de l’engagement à vie. Geoffroy de Lagasnerie a raison de dire que l'amour est exclusif. Se marier, pour un homme, c'est renoncer à toutes les autres femmes. Mais à aucun moment, le sociologue n'explique la raison de cette démarche monopolistique, sa beauté aussi. Telle une icône d’adulescence, il juge simplement ce "schéma traditionnel" ringard et oppressif, par nature antifestif. N'a-t-il jamais connu de joie familiale pour songer à remplacer l’amour par l’amitié ? Le seul critère de la durée, depuis que le divorce bousille massivement le modèle des époux, ne suffit pas à rendre les deux mots interchangeables. Une amitié peut durer toute une vie, sans qu'elle ait quoi que ce soit à voir avec l'amour, et heureusement.
Ce qu’on aimerait savoir, c’est pourquoi Lagasnerie associe la famille, déjà en perdition, à la déperdition. Sa phrase interroge père et mère. Si j’étais à la place de ses parents, je serais perplexe et penaud : qu’ai-je manqué dans mon éducation pour voir ainsi récusé ce "mode d’existence" ?