Elle s’appelle Louise ! On la surnomme "Babette" dans notre famille, en référence au célèbre film danois le Festin de Babette. Elle est en effet imbattable aux fourneaux et pour orchestrer de savoureuses tablées. C’est au lendemain d’un de ses fameux banquets dont elle avait le secret, qu’elle fut victime d’un AVC. C’était il y a 25 ans. Quand elle est sortie du coma, elle avait perdu toute possibilité de s’exprimer, par oral ou par écrit. Le coup fut très rude pour cette ancienne infirmière qui s’était ensuite consacrée entièrement à sa famille, à son mari ingénieur et à ses trois garçons.
Pour dompter la détresse intérieure que lui inspirait sa dégradation physique, elle s’adonna sous l’égide d’une association d’artistes amateurs, à la peinture sur toile puis sur céramique. Durant plusieurs années, nos murs se sont garnis de ses œuvres. Quand son mari a pris sa retraite, elle a pu compter sur sa vigilance à tous les instants. Ensemble, ils ont fait de beaux voyages : Saint-Pétersbourg, Vienne, Venise. Dans le tragique de son existence, Louise percevait encore des trouées de lumière...
Mettre fin à ses jours
Et puis le voile noir de la tragédie s’est brutalement épaissi devant son regard. Georges, son mari, sa vigie, son amour, a subitement montré des signes de dégénérescence cérébrale se transformant en démence sénile. Chaque jour, Georges perdit un peu plus la notion du temps et de l’espace. Louise vivait en état de panique permanent, malgré la présence attentionnée de ses enfants et de personnes aidantes. Il fallut vite se résoudre à faire admettre Georges dans un Ehpad. Louise allait le voir presque tous les jours avec un de ses fils.
Elle n’était plus motivée que par l’objectif d’en finir avec cette vie de souffrance devenue insupportable, invivable pour elle.
Elle en sortait à chaque fois désespérée et l’âme lessivée. La vision de l’homme qu’elle aimait, devenir l’ombre de lui-même, lui crevait le cœur. Et puis, un jour, il refusa la main qu’elle lui tendait ; comme on rejette un corps inconnu, étranger. Louise comprit à cet instant précis qu’elle avait perdu Georges pour toujours. Rentrée chez elle, elle fit comprendre à ses fils qu’elle ne voulait plus vivre ; son handicap et le déclin de leur père avaient fini par tuer ce qui lui restait de son goût, de sa force de vivre. Elle désirait mettre fin à ses jours, menaçant son entourage de se jeter par la fenêtre si on l’en empêchait.
Un lien a été établi avec une association suisse de mort volontaire assistée (MVA) basée à Bâle.
Louise refusa en bloc toutes les propositions d’accompagnements, d’aides psychologiques et de sorties au prétexte de lui faire "changer d’air". Elle n’était plus motivée que par l’objectif d’en finir avec cette vie de souffrance devenue insupportable, invivable pour elle. Elle n’accepta de sortir de son appartement que pour déjeuner au restaurant avec ses deux fils et une amie afin de parler de sa décision irrévocable. Depuis ce repas, durant lequel la solution du suicide assisté fut adoptée, Louise a retrouvé une tranquillité d’esprit qui l’avaient désertée depuis la maladie de Georges. Elle ne parle plus de se défenestrer. Elle ne s’énerve plus. Elle n’effraie plus ses proches. Un lien a été établi avec une association suisse de mort volontaire assistée (MVA) basée à Bâle. La demande de Louise a été écoutée et appréciée en fonction de la philosophie, des buts et du modus operandi de l’association. Le choix de Louise a été validé. La date de son départ en Suisse n’est plus qu’une question de semaines.
Et nous, chrétiens ?
Et nous, membres de sa parentèle et chrétiens ? Derniers des Mohicans d’une famille aujourd’hui déchristianisée, nous nous retrouvons démunis. D’abord face à l’athéisme foncier et respectable de Louise qui nous interdit de prendre toute initiative déplacée, qui pourrait être interprétée comme un abus de conscience de notre part. Ensuite, nous sommes démunis par rapport au débat sur la fin de vie qui agite la France, et qui semble se polariser sur l’alternative entre développement des soins palliatifs et droit à l’euthanasie.
Les controverses qui parviennent à nos oreilles nous paraissent si éloignées à la fois de la réalité charnelle, extraordinairement crue et complexe, et du rude combat spirituel auxquels nous sommes exposés ! Dans "notre" cas, c’est bien une femme lucide, en pleine possession de ses moyens intellectuels, mais arrivée "au bout du rouleau", qui demande expressément de pouvoir quitter cette vie selon ses dernières volontés.
Alors, et nous ? Ma femme et moi nous lisons et relisons l’Évangile. Nous prions. Et qu’on ne nous dise pas que la prière est une lâcheté, un faux-fuyant, ou un pis-aller ! En ce moment douloureux que nous traversons ensemble, la prière est le seul moyen que nous avons trouvé pour toucher la frange du manteau de Celui qui est pour nous "le Chemin, la Vérité et la Vie"(Jn 14, 6). Nous croyons que, comme pour la femme hémoroïsse (Mc 5, 21-43), nous retirerons de ce contact la force, la liberté, l’espérance nécessaires pour faire fructifier cette épreuve douloureuse. Notre prière est comme un écho au "cri" de Munch : un appel au Dieu du silence ! Nous voulons croire que la souffrance incurable que porte Louise, c’est le Bon Dieu qui la porte. Merci de prier dans le secret pour Louise, pour ses proches, et pour nous !