Que dire encore sur Reste un peu, le film de Gad Elmaleh ? Les médias catholiques y ont dûment prêté attention, puisqu’il s’agit d’un juif près de se faire baptiser. Les critiques de cinéma n’ont manqué de disserter sur le produit inhabituel livré à leur expertise : un témoignage transformé en fiction, où les protagonistes réels jouent (presque tous) leur propre rôle. Les pages "people" ont bien sûr tiré parti de cette histoire de famille autour d’une célébrité s’aventurant hors de sa zone de notoriété. Et le comédien-réalisateur, abondamment sollicité, a lui-même donné quantité d’interviews où il a pu s’expliquer sans se laisser ranger dans aucune case répertoriée. On peut cependant se risquer à son tour à quelques réflexions.
La religion : intérieure bien plus qu’extérieure
On doit d’abord ne pas faire la fine bouche quand l’actualité braque ainsi ses projecteurs sur "la religion" en elle-même, pour évoquer l’intérêt quasiment universel et les enjeux des croyances, pratiques et passions qu’elle suscite invinciblement, au lieu de se délecter stérilement d’ignominies qui la défigurent, ou de quantifier son impact dans la culture et la société, comme s’il s’agissait d’un phénomène purement formel et extérieur, scientifiquement mesurable bien que refoulé de l’espace public par le principe de laïcité. Le film de Gad Elmaleh met au contraire l’accent sur l’intériorité, la relation personnelle — intime même — à un au-delà insaisissable, qui pourtant se rend accessible à travers des traditions et maints petits signes et gestes orientant le regard sur le monde, la vie, les autres et soi-même.
Un catholique convaincu et instruit ne reconnaîtra sans doute pas la plénitude de sa foi dans le christianisme qui fascine le héros de Reste un peu sans qu’il se décide à s’y abandonner totalement. Mais le film ne prétend pas être un catéchisme, et encore moins un traité complet de théologie systématique. Combien de nos ancêtres ou prédécesseurs n’ont-ils pas mérité le ciel sans être capables de justifier rationnellement leurs observances, ni d’ailleurs y être impeccablement fidèles ? Une des petites phrases les plus fortes des dialogues entre le fils et ses parents qui pensent le perdre s’il se fait baptiser est son affirmation paradoxale que ce n’est pas lui qui choisit tout seul et que pourtant nul ne le manipule.
Les messagers de Dieu
Sans qu’il sache l’expliquer aussi théoriquement, il est attiré, appelé, non pas directement par Dieu qui lui apparaîtrait, mais par ses représentants et envoyés plus ou moins conscients ou involontaires qui, loin de le priver de sa liberté, l’épanouissent et l’engagent dans une recherche sans ambition d’appropriation. Et la gamme de ces messagers va du culte marial et de cierges dans les églises à un prêtre, une religieuse et une lumineuse jeune fille (qui lui a refusé de jouer son rôle). Elle prend soin d’un vieillard aussi désabusé que dépassé, dont il lavera les pieds comme Jésus l’a fait à ses disciples. Ce qui donne une série de scènes déconcertantes qui ont laissé muets les critiques et que Gad Elmaleh ne s’est pas donné la peine de commenter dans les nombreuses interviews qu’il a données.
On découvre ainsi une foi vécue sans être confessée dans les règles, inébranlable mais sans raideur, et qui laisse place à l’humour. Ce n’est pas là se moquer, car le sourire est un refus de juger face à l’inadéquation manifeste d’une logique par rapport à la réalité qu’elle est censée gérer. C’est donc une forme d’humilité, perceptible dans l’épisode (fictif) où les parents présument contagieuse la statue de la Vierge qu’ils trouvent dans les bagages de leur fils, ou quand celui-ci reste pantois devant la complexité des horaires variables des offices dans une abbaye, tels que les lui débite avec une sécheresse impersonnelle le cistercien qui l’accueille.
Défis à l’Église et à Israël
L’humour indulgent (au contraire de l’ironie qui ridiculise) pour les (petites) faiblesses humaines apparaît ici comme un aspect du judaïsme qui fait un peu défaut dans le christianisme. Celui-ci a certes peu à peu redécouvert au XXe siècle son enracinement biblique et l’inséparabilité entre le Premier Testament et le Nouveau dans sa théologie, sa liturgie et sa spiritualité. Il lui reste à prendre la mesure de la fidélité de Dieu à ses promesses au peuple d’Israël. Cette élection irrévocable fait que le judaïsme n’est pas une origine lointaine, mais une source toujours vive, colorée d’humour au fil d’épreuves qui auraient anéanti toute autre identité. Il reste aussi au catholicisme, après une ère d’expansion qui a paru irréversible sous nos climats, à apprendre lui aussi à survivre, sans oublier de sourire, non plus à l’hostilité, mais désormais à l’indifférence et à la dissolution dans les modes du moment.
Il reste encore à Israël le défi de situer le développement du christianisme dans sa propre histoire, après des siècles de refoulement
Il reste encore à Israël le défi de situer le développement du christianisme dans sa propre histoire, après des siècles de refoulement (défense d’entrer dans une église !) dans la masse des païens idolâtres, en réponse aux persécutions et au mépris. Et il reste enfin aux chrétiens comme aux juifs à saisir que le dessein qu’a Dieu d’être le Père de tous se réalisera infailliblement, mais pas avant la fin de ce monde, ni grâce à leurs efforts et vertus — dont ils ne sont pourtant point dispensés en attendant. Ces tensions sont bien sûr le ressort ultime du film de Gad Elmaleh, et c’est pourquoi le cardinal Lustiger, né juif et assurant l’être resté, y est une référence récurrente : si Gad est baptisé, ce sera forcément Jean-Marie.
L’exemple du juif cardinal
L’histoire d’Aron Jean-Marie Lustiger est certes fort différente de celle de Gad Elmaleh : le premier est fils d’ashkénazes peu religieux, et sa sœur le suit spontanément ; le second est issu d’une famille sépharade plus traditionnelle, et sa sœur pense qu’il fait une crise de la cinquantaine. Et surtout, le gamin de 14 ans en 1940 va jusqu’au bout, est baptisé et n’est finalement plus qu’à un pas de la papauté, tandis que, dans le film, l’homme fait s’esquive au dernier moment. Il n’empêche que le futur archevêque de Paris avait ouvert une voie jusqu’alors obstruée en disant à ses parents : "Ma démarche ne me fait pas abandonner la condition juive, mais bien au contraire la trouver, recevoir pour elle une plénitude de sens."
L’Église a déjà pas mal appris de ce juif devenu une de ses figures les plus influentes. Malgré ce que raconte le sympathique rabbin qui reçoit Gad Elmaleh, il n’a pas prêché en yiddish lors de son intronisation à Notre-Dame de Paris en 1981, mais il a fait plus fort en déclarant que c’était "comme si les crucifix s’étaient mis à porter l’étoile jaune". Et le kaddish devant cette même cathédrale à ses obsèques en 2007 n’a fait que préluder à une messe, tout comme la Nouvelle Alliance est venue après la Première sans la remplacer. Il a ainsi montré que la frontière entre Israël et l’Église devenait perméable et l’avait même toujours été.
N’oublier ni l’humour ni l’élection
Les catholiques ont encore beaucoup à recevoir du judaïsme — et pas seulement la Bible et la Loi de Moïse, qu’ils lui empruntent sans être en droit de se les approprier. Ils commencent à apprécier l’humour : voir le succès de la pièce Monsieur le curé fait sa crise, actuellement en tournée dans toute la France, tirée d’un roman du regretté Jean Mercier, journaliste à La Vie, et mise en scène par Mehdi Djaadi, converti de l’islam et comédien, qui apparaît dans Reste un peu. La prochaine étape pourrait être de s’apercevoir que, de même qu’on ne peut pas ne plus être juif, appartenir à une nation dont l’identité s’est construite, qu’on le veuille ou non, sur la foi chrétienne constitue une espèce d’élection qui résiste à tous les oublis et reniements, et qui permet tous les retours d’enfants prodigues.