On savait que le salut viendrait des juifs ! À l’heure où le clergé vide par saccade la cuve boueuse de sa concupiscence, on s’étonne qu’un saltimbanque branchouille et célèbre se mette à pousser la porte d’une église, à sourire à la Vierge et surtout à en faire un film. Ébahis, les catholiques se mordent encore pour y croire. Serait-ce une apparition ? Ils se ruent sur lui comme les sauterelles sur l’Égypte.
Gad Elmaleh, plébiscité comme un prophète, leur fait traverser la mer Rouge de leur mal-être, les décomplexe, les réconforte : leur foi se trouve du bon côté de l’histoire, enfin ! Ce petit troupeau est si souvent emmené à l’abattoir de la ringardise. Dans Reste un peu, les cathos sont sympas (malgré la scène de la retraite au monastère où la mine bougonne des acteurs en robe de bure ne donne pas du tout envie de rester, même un peu). Laissons aussi de côté l’exégèse des cinéphiles. Le Monde relève poliment que l’humoriste "nous emmène dans les sables mouvants d’une zone esthétique incertaine, entre autobiographie, autofiction et mockumentary ("faux documentaire")". Allons un peu plus loin dans ce même article, où Jacques Mandelbaum profère que "tout cela inspire […] le plus grand respect mais explique […] assez mal la nécessité de l’arrachement qui a déterminé ce mouvement, dont la violence induite est largement minorée par le film".
Un obstacle inexpliqué
"Arrachement" et "violence", ces mots écornent le titre du Monde selon lequel "Gad Elmaleh choisit l’humour pour évoquer son illumination intime". Car, à la vérité, Reste un peu n’est pas drôle ou l’est incidemment. Disons que ses parents, sa sœur et la femme rabbin sont touchants et justes et que lui est comme dans la vie, sincère et simple. Une lecture moins immédiate fait surgir une réalité froide, celle de l’enfermement identitaire. Même à 50 ans, même riche, même connu, même cool, même marrant, Gad Elmaleh se heurte à un obstacle insurmontable qui n’est jamais expliqué, ce qui est fort dommage. Car sans le refus total de son milieu, il n’y aurait pas eu de film. Reste un peu — osons l’écrire — restitue une expérience interdite.
L’humoriste a l’audace de la montrer. On aimerait savoir s’il aurait infligé un même outrage aux siens s’il leur avait annoncé qu’il était passé à l’islam ou au bouddhisme. Jamais ses parents ou sa sœur ne disent pourquoi ils considèrent sa démarche vers le christianisme comme un impensé. Ils n’ont aucune interrogation métaphysique. Pourtant, Gad Elmaleh se pose juste des questions que chacun peut se poser dans la vie. L’humoriste, à aucun moment, n’accable son entourage par des gags religieux ou une évangélisation agressive et obtuse, à la manière d’un converti qu’aucun excès n’arrête. Pas du tout. À aucun moment, il ne manque de délicatesse ; à aucun moment, il ne provoque son entourage ou ne commet de maladresses. Et malgré cette retenue et cette pudeur, le seuil d’intolérance à toute idée de conversion est très vite franchi.
Une conversion inachevée
On pouvait penser que les efforts du monde catholique pour se dire tolérant et ouvert auraient rendu un passage au christianisme moins douloureux, que l’abbé Pierre ou mère Térésa avait déplacé l’image autoritaire de l’Église sur un terrain humanitaire plus consensuel que ne l'avait fait Torquemada. Ces évolutions ne changent rien au regard porté sur la religion chrétienne. Reste un peu ne les questionne jamais.
Le film fige sa famille traditionaliste dans une attitude contrastant avec l’image évoluée et intellectuelle à laquelle on associe la judéité. C’est comme si côté jardin et caméra, on avait la chemise ouverte de BHL et que, côté cour, tout se refermait sur une pensée rituelle. Une scène montre même son père prendre des gants pour se saisir d’une statue de la Vierge de Lourdes comme s'il s'agissait d'un objet maléfique qui allait contaminer son foyer. C’est à se demander s’il sait seulement que la cité mariale est un lieu de guérison, y compris pour des personnes dont la foi n’est pas estampillée.
Avec “Reste un peu”, on s’aperçoit que la culture, verrouillée par des lois, peut se révéler étanche à toute influence, à tout ce qui ne vient pas d’elle-même et surtout n’y retourne pas.
Le comble, c’est que l’humoriste a beau donner des gages, dire qu’il reste juif, que Marie et Jésus sont juifs, qu’il ne renie rien de ses origines, que Jean-Marie Lustiger est son mentor, rien n’y fait : son nez s’écrase sur une vitre opaque et dure et l’empêche de sortir de son monde. Reste un peu ne raconte pas une conversion, laquelle demeure inachevée (Gad Elmaleh semble attendre l'aval de ses parents pour aller au bout de sa démarche). À aucun moment, on ne le voit participer à des groupes de prière ou à des pèlerinages. Son film ne plonge pas à l’intérieur de l’église. En revanche, avec sa caméra, il soulève la kippa de tout un univers mental.
On croyait que la mobilité, érigée partout comme une valeur en soi, était devenue une évidence partagée, qu’on pouvait changer de religion comme de sexe, de conjoint, de pays, que la migration était la matrice de nos modes de vie. Avec Reste un peu, on s’aperçoit que la culture, verrouillée par des lois, peut se révéler étanche à toute influence, à tout ce qui ne vient pas d’elle-même et surtout n’y retourne pas. On se prend à penser que l’islam obéit à des règles comparables. Le fait que le christianisme soit issu du monde juif ne lui confère pas une place à part. Le film n’aborde pas l’héritage commun de l'Ancien Testament, n’en fait pas un terrain de discussion.
Ligne blanche
Si sa famille prend à cœur son rôle d’éducatrice, si elle sait rester fidèle à des principes ayant franchi les siècles et les persécutions, on se dit que Reste un peu en fait beaucoup, presque trop, notamment quand un ami va chercher Isabelle la Catholique (morte en 1504 !) pour rendre impensable l’idée même de conversion.
L’interdit est le fil rouge de ce film, plutôt sa ligne blanche. Au début, la voix de Gad Elmaleh se promène dans les rues de Casablanca. Lorsqu’il était jeune, dit-il, juifs et musulmans avaient un point commun : l’injonction parentale de ne jamais entrer dans une église. Lui osa le faire. Des années après, l’humoriste se souvient de la beauté du lieu. L’édifice était vide et il n’y était resté qu’un tout petit peu. Mais plus que les mots, le regard sculpte l’âme et, dès lors, on comprend pourquoi sa famille lui interdisait d'y entrer.
Pratique :