Au XIVe siècle, avant même d’avoir liquidé l’empire byzantin, ce qui ne sera fait qu’en 1453 avec la chute de Constantinople, les Turcs ont pris pied en Europe. Ils y resteront, s’emparant des Balkans, de la Grèce, s’avançant en Hongrie, en Roumanie malgré la résistance, souvent opiniâtre et héroïque, des populations locales.
Mais passé le premier moment de consternation, les souverains chrétiens ont admis cet état de fait, tant qu’il ne les menace pas directement. Ils en jouent même à l'occasion, soit parce que l’alliance ottomane, et c’est le cas de la France, permet de contrer l’inquiétant encerclement du royaume par les Habsbourg, soit parce qu’ils trouvent des intérêts financiers conséquents à commercer avec les Turcs.
Politique égoïste, à courte vue, contre laquelle la papauté s’est maintes fois insurgée, sans résultat. En 1571, la formation de la ligue voulue par Pie V face à la menace que Selim II fait peser sur la Méditerranée et l’Adriatique a, certes, abouti, le 7 octobre, à une victoire navale inespérée, que le Pape attribuera à l’intervention décisive de Notre-Dame du Rosaire, devant Lépante, dans le golfe de Corinthe, mais l’expérience n’a pas servi de leçon à une chrétienté plus divisée que jamais.
Des signaux inquiétants
Plus d’un siècle après, dans une Europe ravagée par les guerres, en proie aux ambitions territoriales contraires des uns et des autres, rien n’a vraiment changé et tout a empiré. L’empereur, le roi d’Espagne, son cousin, le roi de France, le roi d’Angleterre, cousins, eux aussi, au demeurant…, et les autres pensent à leurs intérêts, pas à ceux d’une chrétienté dont ils s’affirment pourtant tous les défenseurs, au moins en théorie…
Il y a pourtant, du côté turc, et depuis un moment déjà, des signaux inquiétants. Si le jeune sultan Mehmet IV ne s’intéresse qu’aux 4000 femmes de son harem, à ses jardins et à la chasse, le grand vizir Kara Mustapha est, tout comme son beau-père avant lui — qui a réussi, malgré des secours français, à s’emparer en 1669 de la Crète tenue par les Vénitiens —, dévoré d’ambitions expansionnistes. Il veut assurer définitivement la domination ottomane en Europe centrale, ce que la Sublime Porte n’a jamais réussi à faire. Il est vrai que les circonstances s’y prêtent. En partie passée à la Réforme, la Hongrie s’est insurgée contre les prétentions de l’empereur Léopold Ier qui voudrait la ramener au catholicisme.
Le siège de Vienne va durer deux mois, en raison de l’avidité du vizir.
Un parti de Malcontents a trouvé l’appui de Louis XIV, lui-même en guerre avec la Maison d’Autriche. En ouvrant un second front à l’est de l’Empire, la France met Léopold en difficulté mais, comme son soutien aux insurgés hongrois est plus théorique qu’effectif, ceux-ci se tournent vers la Turquie. Puissance militaire redoutable, la Sublime Porte a les moyens de les aider, mais à une condition, qui ne va pas arrêter les Malcontents magyars : l’État libre qu’ils constitueront sera un protectorat turc. C’est faire entrer le loup dans la bergerie mais il faudra un moment pour le comprendre, en dépit des mises en garde du pape Innocent XI, très inquiet.
Marcher sur Vienne
Et à juste titre ! En effet, au début de l’été 1683, le vizir Kara Mustapha dévoile soudain ses véritables intentions : marcher sur Vienne. Il faut écraser les Habsbourg d’Autriche afin d’assurer la sécurité des nouvelles frontières turques en Hongrie, et le Sultan y a mis le prix. L’armée qui marche sur la capitale autrichienne compte 110.000 hommes, presque le double des forces dont dispose Léopold qui, d’ailleurs, a préféré quitter la ville pour se réfugier à Linz avec la Cour.
Pour défendre Vienne, restent onze régiments arrivés juste avant l’encerclement définitif, et 60.000 bourgeois de la cité, soutenus par une forte artillerie de 400 pièces. Est-ce suffisant pour tenir en attendant les renforts du duc de Lorraine, que les Turcs ont vaincu près du lac Balaton, ceux de la Saxe et de la Bavière, et surtout ceux du roi de Pologne, Jean Sobieski, un habitué de la lutte contre les Ottomans, dont la papauté a pris les frais en charge ? Il faudra des semaines avant qu’ils arrivent, et Vienne, où, déjà, les vivres commencent à manquer, est à la merci des sapeurs turcs qui peuvent, en plaçant des mines aux points faibles des fortifications, faire tomber les défenses de la ville…
Le siège de Vienne va durer deux mois, en raison de l’avidité du vizir. Celui-ci espère que la population, à bout, capitulera, ce qui épargnerait ses troupes mais, surtout, lui permettrait de garder l’intégralité du butin pour lui alors que, en cas d’assaut, il faudrait laisser leur part aux janissaires. Ces tergiversations se révèleront fatales puisqu’elles laisseront aux secours le temps d’arriver.
Le rempart de Notre Dame
Cela, dans la ville assiégée, affamée, on l’ignore. Nul ne sait si les Lorrains, les Bavarois, les Saxons et les Polonais viendront ou pas, s’il ne faut pas compter que ses seules forces, bien amoindries. Quelqu’un est conscient de l’importance du moral dans cette affaire : le franciscain Marc d’Aviano, confesseur de Léopold qui n’a pas accompagné l’empereur dans sa fuite. Si les Viennois doutent, ils capituleront, mais, s’ils sont en droit de douter des secours humains, ils ne sauraient douter de ceux du Ciel. Alors, le religieux leur promet la victoire, s’ils gardent envers et contre tout confiance en Dieu et s’ils se tournent vers Notre-Dame du Rosaire, rempart de la chrétienté. Que reste-t-il à faire d’autre dans la cité assiégée où l’on en est arrivé à manger les animaux domestiques ?
Malgré les péchés de ses princes, Notre-Dame n’a pas abandonné l’Europe.
Alors, on prie, obstinément, car la victoire, comme le dit le Père d’Aviano, appartient à ceux qui s’en remettent à Dieu. Sans succès. Le 12 août, les Turcs prennent la contrescarpe et tuent des centaines de défenseurs, irremplaçables. Début septembre, il n’y a presque plus de munitions et les fortifications semblent sur le point de tomber tandis que les canons turcs écrasent Vienne sous les boulets. À vues humaines, c’est la fin. Et il n’y a aucune nouvelle de Sobieski, Charles de Lorraine et des autres. Mais l’on prie, encore et toujours la Reine des Victoires.
La déroute turque
Le 11 septembre, enfin, l’on apprend que les renforts arrivent, qu’ils sont de l’autre côté de la forêt viennoise, ce qui rend espoir aux assiégés. Le dimanche 12, les troupes catholiques livrent à Kahlenberg, au cri de "Dieu est notre secours !" une bataille décisive et, dans la soirée, emportés par leur élan, les hussards de Sobieski s’emparent du camp du vizir et des immenses richesses qui s’y amoncèlent. La déroute turque est totale.
Vienne, le boulevard de l’Europe, n’est pas tombée, catastrophe impensable qui aurait livré l’Occident à l’islam. En 1686, les Turcs devront abandonner leur forteresse de Buda, puis, dans les années qui suivent, toute la grande plaine hongroise et la Transylvanie, et se replier dans leurs possessions balkaniques. Pour la Sublime Porte, c’est le début d’un lent mais implacable déclin jusqu’à son écroulement au lendemain de la Guerre de 14. Malgré les péchés de ses princes, Notre-Dame n’a pas abandonné l’Europe. Détail qui ne trompe pas : le 12 septembre, à Rome, l’on célèbre la fête du Saint Nom de Marie. Considérant que la Sainte Vierge a, par le choix de cette date, prouvé son intervention, Innocent XI étendra dès l’année suivante cette célébration à toute la catholicité.