Depuis plus de cinq siècles, l’Église célèbre solennellement chaque 7 octobre Notre-Dame du Rosaire. Mais savez-vous que cette fête, l’une des plus importantes dédiées à Marie, a été instituée par le pape Pie V en remerciement d’une victoire inespérée des chrétiens contre l’invasion turque ? "Ce que vous demanderez par mon rosaire, vous l’obtiendrez."
C’est l’une des quinze promesses faites par Notre-Dame à saint Dominique lorsqu’elle lui révèle les quinze mystères joyeux, douloureux et glorieux qui se récitent sur le chapelet en méditant les épisodes marquant de sa vie et de celle de son Fils. L’exercice, s’il est convenablement fait, prend un bon moment, entre une heure et une heure et demie, ce qui représente un véritable effort et témoigne d’une volonté réelle d’honorer la Sainte Vierge. Y parvenir chaque jour n’est pas si facile et demande de sacrifier du temps, des distractions, des plaisirs, des loisirs. C’est d’ailleurs pour cela que le Ciel se montre généreux en retour vis-à-vis des dévots du rosaire. Le geste s’inscrit dans le programme de prière et de pénitence que Notre-Dame n’a cessé de prôner au cours des siècles dans ses apparitions.
Les grâces privées reçues par la pratique du rosaire sont incommensurables ; mais il est arrivé, assez régulièrement même, dans l’histoire, que le rosaire, récité par toute une nation, toute une chrétienté, dans des périls graves et pressants, obtienne, contre toute attente et toutes prévisions humaines, des renversements de situation inespérés et manifestement miraculeux. Aussi l’Église a-t-elle toujours glorifié ces triomphes de la catholicité, militaires ou politiques, obtenus en recourant à l’arme la plus redoutable jamais mise à notre disposition : le chapelet. L’impossible victoire de Lépante en est l’exemple le plus célèbre.
L’encerclement ottoman
Depuis qu’en mai 1453, ils se sont emparés de Constantinople, et ont pris du même coup le contrôle du Bosphore et des détroits, les Ottomans règnent en maîtres sur la Méditerranée orientale. Un siècle plus tard, cette domination ne leur suffit plus et c’est tout le Bassin méditerranéen, et l’Adriatique, qu’ils rêvent de conquérir, s’assurant à terme une victoire totale et définitive sur l’Occident chrétien qu’ils convertiront à l’islam. Le Sultan s’imagine déjà faisant flotter l’étendard vert du Prophète sur Rome, et bientôt sur toutes les villes chrétiennes. Ce rêve, il en est sûr, est réalisable, et d’autant plus aisément que les princes chrétiens, catholiques, orthodoxes, et désormais protestants, se montrent incapables de s’entendre et de s’unir, même devant un danger commun évident et croissant.
À de nombreuses reprises, avant même la chute de l’Empire byzantin, et passant sur "le schisme des Grecs", la papauté a appelé à une nouvelle croisade ; Jeanne d’Arc aussi, en son temps. Sans résultat. Français, Anglais, Espagnols, Allemands et autres, les princes, les empereurs et les rois baptisés ont mieux à faire que se réconcilier pour contrer la menace turque. Chacun se méfie du voisin, plus que du Sultan, encore bien éloigné, et suit ses propres idées qui consistent, souvent, à se prémunir contre les mauvais tours que les souverains chrétiens se jouent sans vergogne. Dans sa lutte contre Charles Quint, et pour préserver une France géographiquement encerclée par les possessions des Habsbourg, François Ier, à la vive horreur de la papauté, n’hésitera pas à passer un traité d’alliance avec les Turcs, choix justifiable d’un point de vue politique et stratégique, beaucoup moins sur le plan moral…
Seul conscient du danger, le Pape est seul aussi pour tenter de le conjurer.
Il ne faut pas s’étonner si la Sublime Porte, faute de trouver en face d’elle un front commun et une volonté unie, aille de succès en succès. Les navires turcs et barbaresques, puisque les Ottomans sont maîtres de l’Afrique du Nord, s’aventurent toujours plus près des côtes européennes, prenant à l’abordage les vaisseaux de commerce isolés, réduisant leurs équipages en esclavage ; puis, s’enhardissant, ils commencent à razzier le littoral italien, sarde, corse, espagnol, provençal, enlevant femmes et enfants qui seront vendus sur les marchés aux esclaves et convertis de force. Prendre Rome semble un objectif raisonnable.
Seul, le pape Pie V…
C’est compter sans le pape Pie V, le frère dominicain Michele Ghislieri, grand dévot de Notre-Dame, monté en 1566 sur le trône de saint Pierre. Depuis son élection, le souverain pontife, qui doit faire face à des chantiers titanesques et ne compte pas beaucoup d’amis à la Curie, inquiète de ses intentions réformatrices et de son combat contre la simonie, le népotisme et les mauvaises mœurs cléricales, regarde avec une angoisse croissante la progression islamique vers l’Europe. En 1570, les Turcs s’emparent de Chypre et la perte de cette île, l’une des dernières places fortes chrétiennes de la région, entraîne dans la foulée celles de Candie, Zante, Céphalonie, ouvrant à l’islam l’accès à l’Adriatique et aux Balkans dont le contrôle leur permettra, à terme, de prendre la chrétienté à revers et de menacer Budapest et Vienne. Personne ne semble susceptible de les arrêter, faute de moyens, un peu, faute, surtout, d’en avoir envie. Les souverains chrétiens ont tous mieux à faire. Cette évidence consterne le Pape, effaré d’un tel aveuglement. Seul conscient du danger, il est seul aussi pour tenter de le conjurer.
Pie V déclenche une vaste offensive diplomatique, écrit au doge de Venise et à celui de Gênes, deux puissances maritimes rivales et irréconciliables, aux Florentins, au roi d’Espagne, Philippe II, au roi de France, Charles IX, au tsar de Russie, Ivan IV, au roi de Pologne, Sigismond II, les conjure de se liguer contre l’ennemi commun et de repartir en croisade. Voilà plus de trois siècles que toutes les tentatives de ses prédécesseurs pour l’obtenir sont restées vaines…
La flotte catholique appareille
Pourtant, contre toute attente, à l’exception de la France, tenue par ses alliances avec la Sublime Porte, par les guerres civiles à répétition qui opposent Réformés et catholiques, et par sa méfiance, fondée, envers Philippe II, nombre de princes, cette fois, répondent présents et commencent à envoyer des troupes. L’essentiel de cette force, 36.000 soldats et 230 vaisseaux, est composée d’Italiens, surtout des Vénitiens, et d’Espagnols. Pie V pensait en remettre le commandement au cadet de Charles IX, le duc d’Anjou, futur Henri III, qui a déjà prouvé ses qualités militaires et dont le catholicisme est solide. Dans les difficultés où se débat la France, laisser partir ce prince, son fils préféré, a paru impossible à la reine Catherine de Médicis, qui, dans l’ombre de Charles IX, dirige le royaume. Pie V doit alors se rabattre sur un Espagnol, un demi-frère bâtard de Philippe II, Don Juan d’Autriche, 24 ans, qui révèlera un courage digne du Cid.
Cette flotte appareille d’Italie début août 1571, dans une ambiance spécialement tendue : l’on vient en effet d’apprendre la chute du dernier bastion chrétien cypriote, Famagouste, qui résistait depuis presque un an aux assiégeants turcs et le massacre de tous ses défenseurs. Ce n’est pas un très bon présage… Conscient qu’il faudrait une armée de saints à opposer aux infidèles, Pie V voudrait imposer à bord de la flotte chrétienne une discipline quasi monastique. Les officiers lui feront comprendre qu’il ne faut pas trop en demander à ces hommes rudes mais d’une piété discutable. Alors, à défaut d’obtenir de ces soudards des pratiques de dévotion, le pape, en bon dominicain qu’il est, confiant dans les promesses de Notre-Dame à Dominique, demande à toute la catholicité de réciter chaque jour le rosaire pour le succès des armes chrétiennes, la défaite des infidèles et la fin de la menace musulmane. Une grande vague de prière enfle sur l’Europe.
Victoire totale
Pendant ce temps, les troupes de Sélim II savourent leur victoire de Famagouste et un repos bien mérité. Nul ne s’attend à l’arrivée d’une flotte catholique coalisée tant une entente entre princes chrétiens semble impossible. Lorsque l’armada de Don Juan d’Autriche et ses grosses galères débouche dans le détroit de Corinthe, dont elle ferme l’accès, interdisant tout repli, le 7 octobre 1571, l’ennemi, pris par surprise et inférieur en nombre, n’a pas grand-chose à lui opposer. Comme si cela ne suffisait pas à placer les Ottomans dans une situation désastreuse, une chute soudaine de vent va les empêcher de manœuvrer. Écrasés sous les gros boulets de l’artillerie embarquée des galères vénitiennes, ses navires prennent feu et sombrent en quelques minutes. Des cales, les galériens chrétiens qui ont brisé leurs chaînes, surgissent, hurlant leur joie, et, venant en aide à leurs libérateurs, se jettent sur les Turcs ; ceux qui, s’étant jetés à la mer, atteignent le rivage, sont massacrés par les Grecs. 30.000 Mahométans trouvent la mort dans l’affrontement. Seule la ferme intervention des officiers pontificaux empêche que blessés et prisonniers ennemis soient achevés. La victoire est écrasante.
À la même heure, à Rome, Pie V, qui préside une réunion, se lève soudain, s’approche de la fenêtre, demeure un instant absorbé dans une contemplation silencieuse et se retourne en s’écriant de rendre grâces, car la victoire est totale. Il vient d’avoir la vision de la destruction de la flotte ennemie dans ses moindres détails, que les premiers courriers confirmeront point par point. Dès l’année suivante, le 7 octobre verra célébrer Notre-Dame de la Victoire, qui deviendra ensuite Notre-Dame du Rosaire.