Jean-François Colosimo est théologien et historien des religions. Très fin connaisseur de la situation des chrétiens d’Orient, c’est aussi en géopoliticien qu’il évoque le sens de la bataille de Lépante, qui fut d’abord une bataille défensive. L’auteur de Le Sabre et le Turban. Jusqu’où ira la Turquie ? (Cerf, 2020) y voit l’acte de naissance de la conscience européenne, unie dans sa religion.
Aleteia : quels enjeux politiques et religieux furent à l’origine de la bataille de Lépante, le 7 octobre 1571 ?
Jean-François Colosimo : l’Empire ottoman, établi sur trois continents et quatre mers, est la grande puissance navale de l’époque. Il domine la Méditerranée et ne cesse d’avancer, accumulant les conquêtes. Ayant déjà placé sous sa coupe la chrétienté orientale, il menace la chrétienté occidentale. Il s’est emparé de Constantinople, il ambitionne de prendre Rome. Et d’ainsi soumettre toute l’ancienne sphère des Césars au Croissant de l’islam. Le voilà qui attaque Chypre. L’Europe catholique, sous l’égide du pape dominicain Pie V, réunit alors ses forces autour de la Sainte-Ligue, alliance à laquelle la France, en butte à l’hostilité des puissances centrales qui la composent, ne participe pas. Mais le sentiment unanime est qu’il faut stopper le Grand Turc.
On inscrit subliminalement cette bataille dans le registre offensif de la croisade alors qu’il s’agit d’un acte de stratégie défensive.
A-t-on aujourd’hui une fausse représentation des causes de la bataille de Lépante ?
L’amnésie générale qui frappe notre conscience historique vaut aussi pour Lépante. On inscrit subliminalement cette bataille dans le registre offensif de la croisade alors qu’il s’agit d’un acte de stratégie défensive. Lépante cristallise le face-à-face entre deux mondes différents par le culte et la culture, la chrétienté latine et l’islam ottoman, mais il n’y a qu’un agresseur et c’est bien le sultan de la Sublime Porte pour qui la domination vaut démonstration de sa supériorité religieuse et politique. Ne pas comprendre Lépante revient, dès lors, à ne pas comprendre notre présent.
En quoi, sur le moment, Lépante fut-elle une bataille décisive sur les plans aussi bien stratégique et psychologique que religieux ?
L’Europe inflige au Grand Turc une défaite d’autant plus cuisante qu’elle détrompe le rapport des forces en présence. Au final, c’est une hécatombe : 200 navires et 20.000 soldats ottomans sont engloutis dans les eaux grecques. La Sublime Porte ne commencera vraiment à reculer qu’après la victoire, cette fois terrestre, de la Sainte-Ligue à Vienne en 1683. Mais c’est à Lépante que le mythe de son invincibilité est anéanti. C’est le début de la fin pour l’Empire ottoman, l’événement qui ébrèche sa certitude d’être prédestiné et annonce sa dislocation même si elle prendra des siècles. Les membres de la Sainte-Ligue y voient également une intervention divine, mais à l’inverse en leur faveur. Le monde chrétien occidental relève la tête. Grâce à Lépante, Pie V restaure l’autorité pontificale et instaure les décisions du concile de Trente. Deux fêtes appelées à durer sont instituées : Notre-Dame des Victoires et le Rosaire. Et Cervantès, qui perd sa main dans la bataille, revivifie l’idéal chevaleresque.
Lépante, c’est aussi une victoire déterminante sur le long terme pour l’avenir de l’Europe.
La bataille de Lépante préfigure l’idée selon laquelle les nations qui forment l’Europe ne sont jamais si fortes qu’unies. Elle livre aussi pour enseignement que la genèse de cette unité est religieuse, pour l’essentiel chrétienne et d’abord catholique, évidence que la sécularisation amoindrit dans les faits mais n’efface pas des mentalités. Ceux qui aujourd’hui songent encore à admettre la Turquie dans l’Union européenne ignorent souvent qu’ils se plient ainsi à la volonté américaine d’une Europe faible. Ils oublient surtout que la conscience européenne moderne est précisément née d’une victoire sur les Turcs. Enfin, cette bataille lègue un axiome qui atteindra son apogée au XIXe siècle avant d’être négligée : la maîtrise de la Méditerranée est indispensable à qui, se tenant sur ses rivages, veut garantir sa liberté.