Lorsque nous songeons à la Sainte Face, l’image qui nous vient spontanément à l’esprit est celle du Saint Suaire. Ce n’est pas le cas avant 1898 et la révélation du Visage imprimé, tel un improbable négatif photographique sur la pièce de lin, jusque-là presque invisible. Auparavant, les méditations autour des souffrances de la Passion qui ont défiguré le "plus beau des enfants des hommes" s’appuient sur des œuvres d’art et sur la seule relique censée nous révéler les traits du Sauveur : la véronique, "la vraie image". Même si l’histoire ne figure pas telle quelle dans les évangiles, elle s’enracine profondément dans la Tradition chrétienne. À l’en croire, une pieuse femme de Jérusalem, saisie d’une indicible compassion au passage du condamné, se serait approchée de Jésus et, bravant les soldats, aurait avec douceur essuyé son visage blessé, meurtri, ruisselant de sang mais aussi de crachats et d’ordures. Pour la remercier de son geste, le Sauveur aurait laissé son image sur le voile de la compatissante inconnue, rebaptisée Véronique et parfois identifiée à l’épouse du publicain Zachée.
Messages du Ciel
Les esprits forts ricanent en alléguant qu’il existe au moins trois prétendus voiles de Véronique conservés ici et là, dont l’un à Saint-Pierre de Rome et un autre, troublant, à Manopelo, dans le Sud de l’Italie, l’authentique peut-être, volé à Rome par les reîtres du connétable de Bourbon lors du sac de la Ville en 1527. Au demeurant, peu importe, puisque ces représentations, vraies ou fausses, de la Sainte Face, belles ou pas selon le talent de ceux qui les ont copiées et répandues à travers la Chrétienté, n’ont jamais eu d’autre rôle que fixer les regards des fidèles et les inciter à méditer sur le prix de leur rédemption. C’est, ou peu s’en faut, ce que le Christ lui-même va dire, à la fin des années 1830, à une carmélite de Tours, sœur Marie de Saint-Pierre et de la Sainte Famille, Perrine Éluère pour l’état-civil, née à Rennes en 1816.
Sœur Marie appartient à ces "âmes privilégiées", il s’en trouve en assez grand nombre en ce XIXe siècle, qui reçoivent alors des messages du Ciel et sont chargées de les faire connaître. Beaucoup de ces révélations privées ont aujourd’hui sombré dans l’oubli, parce que leur contenu s’accorde mal à notre époque. C’est le cas de celles-ci. Elles ont pourtant une incontestable importance. L’humble sœur Marie, à partir de la fin des années 1830, voit le Christ et Sa Mère ; ils lui parlent. Comme rue du Bac à Paris en 1830, comme à La Salette en 1846, ils l’avertissent de la gravité de la déchristianisation en France, des péchés qu’elle entraîne, et de la colère divine qu’elle provoque. L’esprit révolutionnaire, qui s’est déchaîné à la fin du XVIIIe siècle à travers la persécution religieuse, est toujours à l’œuvre, quoique sous une forme plus sournoise ; ses idées se sont introduites dans la société qu’elles éloignent de Dieu et de sa Loi. Le blasphème, l’irrespect, le sacrilège, la profanation des choses saintes, l’abandon du repos dominical en sont les aspects les plus visibles et tout cela blesse profondément le divin Cœur.
Une "flèche d’or" contre les blasphèmes
L’avertissement est classique. Maints prêtres ne disent rien d’autres à leurs ouailles chaque dimanche. À sœur Marie, le Christ explique cependant qu’Il souffre surtout d’entendre sans cesse jurer le saint Nom de Dieu. Certains le font sans mesurer la gravité de leurs jurons, d’autres, en revanche, avec malignité et dans une intention d’offense affirmée. Or, l’on ne peut prononcer le Saint Nom du Seigneur qu’avec révérence. Il convient donc de réparer pour tous ceux qui l’offensent. Dans ce but, Jésus dicte à la carmélite une courte prière qu’il décrit comme "un poignard" ou une "flèche d’or", arme toute puissante contre le blasphème du Saint Nom et la profanation du dimanche. Elle tient en peu de mots :
La jeune religieuse assure que la pieuse récitation de cette prière "fera sortir du Sacré Cœur des torrents de grâces pour les pécheurs". Elle contribuera aussi à "essuyer la boue" que tous ces blasphèmes jettent au visage du Rédempteur, ce Visage que sœur Marie contemple avec amour à travers une assez vilaine image de la Véronique. Le Christ l’y encourage, lui déclarant : "Ceux qui contempleront mon Visage blessé sur la terre, un jour contempleront la gloire et la majesté avec laquelle il est entouré dans le Ciel." Malgré bien des obstacles, la carmélite va travailler à répandre cette double dévotion réparatrice de la "flèche d’or" et de la Sainte Face. En 1847, un an avant sa mort, survenue en juillet 1848, sœur Marie parvient à faire reconnaître par Rome une archiconfrérie et une médaille de l’association. Cette œuvre, refusée par l’archevêque de Tours, essaime pourtant en France, notamment dans l’Ouest. La mort prématurée de la visionnaire pourrait mettre un terme à l’histoire si une autre figure du catholicisme tourangeau n’intervenait alors.
Un magistrat pieux et trublion
Léon Papin-Dupont, qui se fait plus volontiers appeler "Monsieur Dupont", mais que le voisinage et la postérité surnommeront "le saint homme de Tours" est un personnage dérangeant. Né le 24 novembre 1797 au Lamentin, à la Martinique, d’une famille créole d’origine bretonne, ce magistrat très pieux a quitté les Antilles au début des années 1830. Veuf d’une jeune épouse très aimée, père d’une unique fillette de santé fragile, qu’il imagine exposée à tous les vices menant à la perdition, M. Dupont s’installe à Tours et se consacre aux bonnes œuvres. Esprit pratique, il adhère aux conférences Saint Vincent de Paul de Frédéric Ozanam, crée un "vestiaire Saint Martin" destiné à secourir les indigents, soutient l’installation à Tours des Petites Sœurs des Pauvres de Jeanne Jugan, fait des pieds et des mains pour obtenir la reconstruction de la prestigieuse basilique Saint-Martin, rasée pendant la Révolution, et tenter de retrouver le tombeau de l’Apôtre des Gaules. Ultra royaliste, ultramontain, persuadé, à raison sans doute, d’être en proie à des attaques démoniaques constantes, Léon Dupont agace passablement l’archevêché où l’on se passerait volontiers des initiatives de ce trublion laïc tenu pour un exalté.
Une image de la Sainte Face est alors installée dans le salon de M. Dupont, 8 rue Bernard-Palissy. Par dévotion, une lampe à huile est placée devant et des amis, des proches prennent l’habitude de se réunir pour prier devant en réparation “des blasphèmes, imprécations et profanation des dimanches”.
C’est dans ce contexte un peu tendu qu’en 1851, il découvre les messages du Christ à sœur Marie de Saint-Pierre et décide de poursuivre à sa manière l’œuvre de la carmélite défunte. Une image de la Sainte Face est alors installée dans le salon de M. Dupont, 8 rue Bernard-Palissy. Par dévotion, une lampe à huile est placée devant et des amis, des proches prennent l’habitude de se réunir pour prier devant en réparation "des blasphèmes, imprécations et profanation des dimanches".
Les miracles de la Sainte-Face
Peu de temps après, une jeune fille malade étant venue se recueillir devant la Sainte Face, M. Dupont a l’idée, classique même si l’usage est surtout répandu dans les régions méditerranéennes, de lui faire appliquer un peu de l’huile de la lampe sur son corps malade. En un instant, elle est guérie. Le bruit de ce miracle se répand et, très vite, des dizaines, puis des centaines de pèlerins font le déplacement à Tours, au point que le personnel de la gare doit orienter ces visiteurs vers la demeure du saint homme. Des miracles, on en dénombrera beaucoup.
M. Dupont meurt en 1876 ; sa cause de béatification a été introduite à Rome mais n’avance plus, faute d’un miracle porté à son propre crédit, depuis 1983, année où Jean Paul II l’a reconnu vénérable. Son œuvre, confiée désormais au couvent dominicain de Tours, qui s’occupe de sa maison devenue oratoire, n’a plus son ancienne réputation mais il faut se souvenir des foules qui ont trouvé devant l’image du Crucifié de quoi nourrir leur foi. Parmi elles, la famille Guérin. Ce n’est pas pour rien que sainte Thérèse a pris pour nom complet, à son entrée au carmel de Lisieux, Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face. Dans les années trente, une religieuse italienne, Maria Pierrina di Micheli, a contribué, elle aussi, à répandre la dévotion à la Sainte Face, substituant à la Véronique l’image du Linceul de Turin. "Ne sais-tu pas que celui qui me voit voit mon Père", affirme Jésus à l’apôtre Philippe. Comment pourrions-nous donc ne pas contempler à notre tour le Visage du Christ et, à travers lui, la Trinité tout entière ?