Comme pour Tartuffe, la richesse du personnage de Dom Juan a poussé les commentateurs à lui faire endosser bien des costumes, plus ou moins à la taille du "grand seigneur méchant homme" que désigne son valet Sganarelle : athée ricaneur, révolté mystique cherchant Dieu comme le seul rival à sa hauteur, aristocrate refusant la fin de la féodalité, petit marquis fanfaron plus ridicule que grandiose... Le jugement porté sur le personnage dicte bien souvent le sens donné à la pièce, vue, comme le rappelait Louis Jouvet, tantôt comme "un crachat à la face de la religion", tantôt comme "le dernier mystère de notre scène dramatique".
Le personnage prête à rire
L’originalité de la thèse d’Antony McKenna, on l’a vu, est de lire Dom Juan comme la satire d’un faux libertin, par le vrai libertin que serait Molière. Nul doute, pour qui reprend la pièce sans préjugé, que le personnage ne prête souvent à rire, contrairement à l’image qu’une tradition romantique ou métaphysique a eu tendance à imposer. Défiant le monde, Dom Juan ? Après un long éloge de l’inconstance amoureuse devant Sganarelle, il reste bêtement coi, comme un enfant pris en faute, devant sa femme Elvire. Aventurier, le séducteur ? Lui qui se compare à Alexandre le grand, rêvant d’autres mondes "pour y pouvoir étendre [s]es conquêtes amoureuses", fait piteusement naufrage avec une barque — ô l’épique navire ! — et se retrouve dégoulinant d’eau des pieds à la perruque, sauvé in extremis de la noyade par des paysans balourds. Héroïque, l’aristocrate ? Quand il s’agit d’affronter le frère d’Elvire en duel, il préfère jouer le dévot à qui sa religion fictive interdit de se battre.
Brillant philosophe, le libertin ? Quelques formules, dont même le pataud Sganarelle n’est pas tout-à-fait dupe (Comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre"), lui servent de pensée. Et quand le maître en athéologie déclare doctement qu’il croit que "deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit", l’esprit est plutôt du côté de son valet présumé stupide, qui réplique : "La belle croyance que voilà ! votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ?"
Quoi qu’il en soit, on ne peut guère voir dans la mort finale du personnage un châtiment divin contre un libertin coupable.
On comprend que les athées véritables ne tiennent pas à ce qu’on fasse de Dom Juan leur porte-parole ou leur modèle, même si le petit marquis des deux premiers actes gagne quelque peu en crédibilité au fur et à mesure de sa fuite en avant. Quoi qu’il en soit, on ne peut guère voir dans la mort finale du personnage un châtiment divin contre un libertin coupable. Les interprétations plus convaincantes ne manquent pas : nouveau châtiment de Tartuffe (puisque, depuis l’acte V, Dom Juan a endossé l’habit du faux dévot), plaisir du grand spectacle et hymne à la théâtralité dans le cadre d’une pièce à machines, vengeance des frères d’Elvire maquillée en intervention céleste…, il y a bien des manières de rejeter la lecture au premier degré de la sanction divine bruyante qui clôt la pièce.
La foi ou la vertu sociale ?
Toutefois, que Molière ne confonde pas vrai et faux libertin n’implique pas qu’il fasse l’éloge du premier en mettant à mort le second. Pas plus qu’il ne fait l’éloge du vrai dévot, quand il dénonce les simagrées, ni l’éloge du retrait du monde, quand il fait rire de la sincérité radicale et antisociale d’Alceste. Car, encore une fois, le génie des grandes pièces de Molière est de ne pas trancher à la place du spectateur, mais de faire dialoguer des êtres entre eux. Dans Dom Juan, la question essentielle est alors de savoir si la foi catholique a un représentant crédible parmi les personnages de la pièce. Le Dieu chrétien a-t-il, pour ainsi dire, voix théâtrale au chapitre ? Sur ce point précis, la thèse d’un Molière violemment anti-chrétien se révèle extrêmement fragile, à cause d’une omission qui est une faute critique, sinon un péché contre l’esprit. Voulant opposer Tartuffe et Dom Juan, Antony McKenna croit pouvoir conclure :
La possibilité de la grâce
Il n’y aurait donc, dans Dom Juan, aucun personnage pour donner une "consistance" à la foi, preuve que Molière ne voudrait donner aucune crédibilité au christianisme. Dieu n’aurait pour piètre porte-parole que Sganarelle croyant au moine bourru et au loup-garou. Antony McKenna a-t-il lu la même pièce que nous ? Mettant en avant Elmire qui affronte Tartuffe, comment peut-il passer sous silence Elvire qui tient tête à Dom Juan ? Lisez la sublime tirade de la scène 6 de l’acte IV, où Elvire, pourtant abandonnée par Dom Juan qui l’a arrachée à la clôture du couvent, trouve les ressources intérieures suffisantes pour tenter de sauver son bourreau du châtiment divin :
L’intervention d’Elvire, que Jouvet allait jusqu’à rapprocher d’une annonciation, donne à la foi une consistance unique, qui élève la religieuse bafouée au rang d’une héroïne tragique. Avant la foudre finale, l’amante trahie déchire le Ciel à sa manière, pour faire entendre la possibilité de la grâce et du salut. Bien sûr, il est toujours possible de ne pas prendre la scène au sérieux et, comme Daniel Mesguich, de faire de la tirade une ultime stratégie d’Elvire pour regagner le cœur de son mari volage, mais cela condamne à se priver d’une des plus belles héroïnes du XVIIe siècle, incarnation d’une "flamme épurée de tous le commerce des sens". La scène est en cela un des rares moments où Molière se hisse à l’altitude du sublime, dont il rêva longtemps avant de se résigner à ne briller "que" dans la comédie.
La foi céleste d’Elvire
On peut ajouter un argument en faveur de la crédibilité céleste d’Elvire et, donc, de la consistance de la foi. Elvire, peu le disent, est le seul personnage de la pièce inventé par Molière. Tous les autres sont repris à des versions préexistantes des aventures de Dom Juan. Devant une pièce du XVIIe siècle, il ne faut jamais oublier que les auteurs ne cessent de retravailler des canevas anciens, selon le principe rhétorique de l’imitatio. Faire comme si la qualité d’une pièce classique reposait sur la puissance d’invention de l’auteur expose à de fâcheux contresens. On pense à ce critique psychanalytique persuadé de dévoiler l’inconscient incestueux de Racine dans Phèdre, sans rappeler une seule fois que la pièce était une énième variation sur un mythe déjà porté sur scène par Euripide au Ve siècle avant Jésus-Christ. Notons, au passage, que cette tendance du théâtre à faire du neuf avec du vieux rend incertaine l’assimilation par McKenna des médecins et des théologiens. Le médecin dangereux et incompétent relève avant tout d’une tradition comique mille fois utilisée avant Molière, notamment dans la commedia dell’arte.
Si tous les dramaturges "violemment antichrétiens" étaient capables de créer des personnages comme Elvire, les traités d’athéologie contiendraient de fort belles prières.
Pour ce qui est d’Elvire, peut-on sérieusement prétendre que Molière aurait inventé ce seul personnage, alors qu’il en avait tant d’autres à sa disposition, s’il avait l’intention de ne donner aucune consistance à la foi dans Dom Juan ? Bien loin de réduire la défense du christianisme aux maladresses de Sganarelle ou à la foi naïve du Pauvre, Molière met dans la bouche de son héroïne une parole inspirée et pleine d’autorité, frémissante d’un amour de Dieu qu’aucun autre personnage de comédie n’a jamais professé. Si tous les dramaturges "violemment antichrétiens" étaient capables de créer des personnages comme Elvire, les traités d’athéologie contiendraient de fort belles prières.
Une vérité théologique profonde
Au sujet de la crédibilité de la foi chrétienne dans Dom Juan, ajoutons un dernier mot, celui de la statue qui, au dénouement, prononce la condamnation : "Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre." Que ce soit un dévot ou un libertin que ces mots condamnent, ils font résonner sur scène une vérité théologique profonde. Ils indiquent que l’Enfer n’est que le Ciel en creux, que la damnation est un châtiment qu’on se donne soi-même à soi-même et que la violence de Dieu n’est que l’onde de choc de la violence de l’homme qui refuse d’aimer et d’être aimé.À l’issue de ce trop rapide survol, tentons une synthèse. Si Molière nous apprend à n’être ni censeur narcissique, ni flatteur complaisant, ni dévot démonstratif, ni révolté fanfaron, ni croyant crédule et superstitieux, et si, en outre, il nous envoie des messagers célestes aussi convaincants qu’Elvire, alors peu importe qu’il soit libertin ou non. On peut sans crainte le choisir comme un conseiller spirituel qui nous corrige en riant. Corriger, c’est à la fois donner des coups aux coupables et rectifier les erreurs. Il est urgent de réhabiliter les bienfaits spirituels de la bastonnade scénique.