Pour le chrétien qui tente de comprendre un auteur en évitant les deux pièges symétriques de l’anathème et de la récupération — "c’est pas très catholique" ou "il est des nôtres, il a bu au calice comme les autres" —, le cas de Molière n’est pas sans difficultés. Bien sûr, rendre compte de l’univers d’un auteur suppose avant tout de suspendre son jugement pour se mettre à l’écoute d’une voix, dont la profondeur a traversé les siècles, qu’elle soit furieusement blasphématoire, résolument athée, agnostique sans paresse ou brûlante de foi. La vérité de ces voix d’outre-tombe n’empêche pas, d’ailleurs, qu’elles ne tremblent, successivement ou en même temps, de plusieurs de ces tonalités.
Tous moliéristes
Toutefois, le statut de monument national qu’a Molière trouble l’affaire : nul ne peut se résoudre à être sa cible et presque tous rêvent d’être à l’image et la ressemblance de l’être idéal moliéresque. Même les féministes déboulonneuses de statues hésitent à le condamner sans réserve pour misogynie ou "essentialisation" de la différence homme-femme. L’École des femmes, lue comme un plaidoyer pour l’émancipation féminine, semble racheter la satire des femmes savantes ou des précieuses ridicules.
Le chrétien qui hésite à succomber à la mode commémorative des quatre cents ans de la naissance ne peut, en outre, passer sous silence un ouvrage qui a marqué les études moliéresques, sous le titre explicite Molière dramaturge libertin. L’auteur, Antony McKenna, est un excellent dix-septièmiste dont la thèse ne peut être ignorée. Or, pour lui, aucun doute n’est possible : Molière est "un dramaturge libertin violemment anti-chrétien". Se mettre à l’écoute de son théâtre sur Aleteia relèverait-il du masochisme ou de l’auto-flagellation ?
Les théologiens sont-ils visés ?
Avant de discuter la thèse de McKenna, il convient d’en exposer le contenu, qui peut être résumé en deux points principaux. Le premier est simple : chaque fois que Molière parle des médecins, il désigne de manière cachée les théologiens. Les imposteurs moliéresques qui prétendent donner leur avis sur le bon fonctionnement des corps renvoient aux clercs qui entendent diriger les âmes : même jargon, mêmes discussions vaines, mêmes querelles d’école, même nuisance pour la santé physique du patient ou la santé mentale du pénitent, même volonté de pouvoir, dissimulée en service rendu et en mise à disposition de son savoir. Le malade imaginaire est un croyant crédule ; les prêtres sont des Diafoirus qui promettent le salut comme d’autres la santé. Nous voilà prévenus.
La deuxième idée nouvelle de McKenna concerne l’unité de l’œuvre de Molière. Sur ce point, deux traditions critiques principales peuvent être distinguées. L’une considère que Molière n’a jamais eu le moindre plan d’avance et que chacune de ses pièces est seulement dictée par les circonstances et l’envie du moment. A l’inverse, d’autres tentent de percevoir un projet et des intentions clairement identifiables dans ses quinze années de succès parisien (de 1658 à sa mort en 1673). McKenna se place résolument dans la deuxième tendance, puisqu’il perçoit une unité anti-chrétienne dans l’œuvre, mais il y apporte un élément nouveau décisif.
À ses yeux, L’Ecole des femmes, en 1662, marque un tournant. En effet, la pièce est dénoncée par une partie du public pour immoralité et obscénités, mais aussi pour blasphème. À partir de cette querelle, estime McKenna, Molière décide de s’attaquer successivement aux deux principales forces catholiques du XVIIe siècle : les jésuites — cela donnera Le Tartuffe, en 1664 — et les jansénistes — ce sera Le Misanthrope, en 1667. Tartuffe, faux dévot ; Alceste, faux Solitaire de Port-Royal.
Vrais et faux libertins
Et Dom Juan ? objectera-t-on : la pièce est jouée avant Le Misanthrope, en 1665. L’interruption du diptyque programmé contre jésuites et jansénistes, réplique McKenna, s’explique par l’interdiction de Tartuffe en 1664. Renonçant provisoirement à son attaque contre les jansénistes, qui serait suicidaire pour la vie de sa troupe, Molière écrirait Dom Juan dans l’intention de calmer les esprits et de tromper ses adversaires, en faisant la satire d’un libertin. Attention ! pas d’un vrai libertin philosophique, athée disciple de Lucrèce comme lui, mais d’un faux libertin, utilisant quelques formules toutes faites de pseudo-rebelle pour assouvir ses passions égoïstes, comme Tartuffe dissimule son appétit charnel sous les phrases pieuses.
Molière serait un dramaturge libertin non pas en faisant de Dom Juan son porte-parole, mais en s’opposant, au contraire, à un pseudo-libertinage de cour aussi creux que fanfaron.
Contre la tradition romantique d’un Dom Juan révolté inquiétant, McKenna ramène le personnage au petit marquis plein de rubans que le texte décrit. En somme, Molière serait un dramaturge libertin non pas en faisant de Dom Juan son porte-parole, mais en s’opposant, au contraire, à un pseudo-libertinage de cour aussi creux que fanfaron. Un argument très convaincant est d’ailleurs que toutes les pièces de Molière ont pour titre le nom du personnage ou de la catégorie de personnes qui sont l’objet de la moquerie. Pourquoi Dom Juan ferait-il exception ?
Résumons : à la suite de la cabale contre L’École des femmes, l’intention dominante de Molière serait de dénoncer la foi chrétienne et de prêcher l’athéisme. Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope : trois étapes d’une lutte concertée contre l’Église, faite de deux attaques directes et d’un apparent recul, purement stratégique. Bien sûr, il y a, de toutes façons, un bon usage possible pour le chrétien des œuvres de ses adversaires déclarés, mais la thèse de McKenna adresse au commentateur catholique un défi redoutable. De quoi donner quelques pistes de disputatio pour celui qui ne craint pas de mettre son été sous le signe du théâtre, de Molière... et de Dieu.