Le plus difficile, pour un politicien local ambitieux, c’est d’attirer l’attention et les compliments de la capitale. Le comité révolutionnaire de Laval le sait bien. En ce mois de janvier 1794, ses membres cherchent ce qui pourrait spécialement les distinguer auprès de la Convention et les tirer de l’obscurité. Au vrai, en ces temps troublés, il n’existe qu’un moyen sûr : renchérir dans la violence, démontrant ainsi un attachement sans faille à la grande cause de la régénération du peuple français. Pour purifier la Nation, le sang doit couler, à flot.
Le comité révolutionnaire lavallois l’a bien compris. Depuis la mi-décembre, il ne chôme pas, envoyant à la mort, avec ou sans jugement, d’abord des dizaines de malheureux coupables d’avoir accueilli l’armée vendéenne lors de ses trois passages par la ville à l’automne précédent, puis, après l’écrasement des Vendéens au Mans en décembre, les centaines de prisonniers faits aux alentours de Laval, enfants et femmes enceintes compris.
La guillotine est commandée
Tout cela, hélas, n’impressionne plus à Paris le Comité de Salut public qui a mis la Terreur à l’ordre du jour, et toutes les municipalités de l’Ouest peuvent se targuer d’en faire autant. Pour frapper les esprits, il faudrait quelque chose de plus symbolique et de plus festif, une façon de se démarquer. Pourquoi pas en célébrant de façon remarquable le 21 janvier, premier anniversaire de la mort de Louis XVI, ou, comme on dit, « l’exécution du cochon Capet » ? L’idée est intéressante mais difficile à exploiter… Bien sûr, histoire d’être à la page, l’on a commandé une guillotine, qui devrait être livrée à temps pour les commémorations. Mais avec quoi, ou plutôt avec qui, l’inaugurer dignement le 21 ? C’est alors qu’une idée vient au comité : se débarrasser « des scélérats qui, à Patience, mangent inutilement le pain de la République ».
« Patience », c’est l’ancien couvent des Clarisses de Laval, d’où les religieuses ont été chassées en 1791 et qui, depuis l’automne 1792, sert de prison en particulier aux prêtres réfractaires entassés, dans des conditions déplorables, au sein de cette maison bien trop petite. Le seul crime de ces hommes est d’avoir voulu rester fidèles à la foi, à l’Église et à Rome en refusant de prêter serment à la constitution civile du clergé, jugée schismatique par le pape Pie VI et condamnée par les évêques légitimes. Les prêtres qui, par convictions politiques personnelles, prudence ou amour de leur tranquillité, l’ont prêté, ont été excommuniés d’office. Mais, jusqu’en décembre 1793, et l’interdiction de tout culte religieux en France, ils étaient les seuls reconnus par l’État.
De nombreux prêtres réfractaires
En Mayenne, ils ont été très peu nombreux à avoir accepté de s’assermenter. Et ce refus, orchestré à Laval par le curé de la Trinité, l’abbé Jean-Baptiste Turpin du Cormier, personnalité au caractère bien trempé, a mis en rage les autorités, déclenchant dans le département des représailles plus précoces et plus violentes qu’ailleurs. Une partie du clergé a émigré vers les îles anglo-normandes.
Mais la majorité, dans un souci de légalisme, s’est pliée à toutes les obligations et contraintes édictées au fil des mois à l’encontre des « réfractaires » : assignation à résidence surveillée dans le chef-lieu de son département d’origine d’abord, puis, la persécution s’aggravant, emprisonnement. À ce moment, toutefois, nombre de jeunes prêtres ont estimé qu’ils seraient plus utiles aux fidèles s’ils restaient en liberté. Ils sont donc passés dans la clandestinité, au péril de leur vie. Les plus âgés, ceux dont la santé n’était pas bonne, n’ont pu en faire autant.
Ce sont eux, « les scélérats qui mangent du pain pour rien » et il serait drôle, en effet, pour célébrer la mort du Tyran, de les envoyer « cracher dans le panier ».
En septembre 1792, après les massacres parisiens qui ont frappé de stupeur une partie de l’opinion, le gouvernement a décidé de faire déporter les prêtres réfractaires. Seuls ont été exemptés de la mesure les infirmes, les grands malades et ceux qui avaient passé soixante ans. À Laval, cela représentait encore 120 prisonniers mais, en octobre, à l’annonce de l’arrivée des Vendéens, de crainte que ceux-ci libèrent « les curés », la municipalité a organisé leur transfert vers Rambouillet. Seule une quinzaine d’entre eux, intransportables, a été laissée sur place. Immédiatement libérés par les Vendéens, en effet, hébergés par des amis, des paroissiens, des braves gens qui, depuis, l’ont déjà payé de leur tête, ces prêtres, les autorités révolutionnaires revenues, ont été aussitôt réincarcérés, à l’exception de l’abbé Legrand, très malade, décédé dans l’intervalle.
La liste est vite dressée
Ce sont eux, « les scélérats qui mangent du pain pour rien . Et il serait drôle, en effet, pour célébrer la mort du Tyran, de les envoyer « cracher dans le panier ». La liste, qui ne comprend plus que quatorze noms, est vite dressée. Elle se compose du ci-devant curé de la Trinité de Laval, Jean-Baptiste Turpin du Cormier, 60 ans, coupable d’avoir été le chef de file de la résistance ecclésiastique aux mesures persécutrices et anticatholiques ; de son vicaire, l’abbé Jean-Marie Gallot, 46 ans, que la polyarthrite a rendu précocement infirme et qui, un temps membre de la loge maçonnique de la ville, l’a quittée, épouvanté des dérives révolutionnaires ; de l’abbé Joseph Pellé, 72 ans, ancien aumônier des Clarisses, connu pour son mauvais caractère, et ses exceptionnelles qualités de directeur de conscience ; de l’abbé René Ambroise, 72 ans, lui aussi, auquel on a reproché dans le passé ses liens, de famille, avec le jansénisme, au point d’avoir encouru un temps la suspens a divinis, mais qui, la persécution venue, à la différence des autres jansénistes, a absolument refusé le serment constitutionnel ; d’un prêtre enseignant, l’abbé François Duchesne, 56 ans, de santé fragile, ancien aumônier de l’hospice des Incurables et providence des pauvres de la ville, auxquels il distribue tout ce qu’il possède, passant pour un saint ; de l’abbé Julien Morin de La Girardière, 55 ans, que ses nombreuses infirmités et une maladie cardiaque ont écarté jeune du ministère, le contraignant à une retraite prématurée ; de l’abbé Jacques André, 46 ans, ancien doyen de Sillé-le-Guillaume dans la Sarthe, lui aussi en mauvaise santé ; de l’abbé André Duliou, 65 ans, ancien curé de Saint-Fort ; de l’abbé Louis Gastineau, 65 ans, lui aussi, ancien aumônier du complexe industriel des forges de Port-Brillet ; de l’abbé François Migoret-Lamberdière, 64 ans, ancien curé de Rennes-en-Grenouilles, physiquement diminué par un accident cérébral dont il garde des séquelles ; de l’abbé Julien Moulé, 76 ans, ancien curé de Saulges, infirme depuis près de vingt ans ; de l’abbé Augustin Philippot, 76 ans, lui aussi, ancien curé de La Bazouge-des-Alleux ; de l’abbé Pierre Thomas, 74 ans, ancien aumônier d’un couvent de Château-Gontier, que beaucoup pensent à peu près gâteux ; et enfin, du père Jean Triquerie, capucin, ancien aumônier des franciscaines, âgé de 62 ans.
La Commission ignore tout du droit
« Des scélérats », en effet, à n’en point douter… et qui méritent la mort. Le semblant de procès qui leur est infligé le 21 janvier 1794 n’est là que pour donner faussement l’impression d’une procédure légale et le verdict final dicté d’avance. Déjà trop connus pour les condamnations insensées qu’ils ont prononcées ces dernières semaines, envoyant à la mort un petit garçon de douze ans, alors que l’on ne peut exécuter des mineurs de moins de seize ans, les juges, qui forment la Commission Clément, du nom de son président, sont des petits élus locaux très à gauche, et deux prêtres apostats, les abbés Volcler et Guilbert, qui, après avoir prêté le serment constitutionnel, ont finalement rendu leurs lettres de prêtrise et se sont mariés.
La commission Clément ignore tout du droit, et s’en vante. Elle enverra plus de 500 malheureux à l’échafaud sur de vagues présomptions, leur refusant un avocat et jugeant sans appel. Ses membres se targuent de n’avoir jamais rendu un verdict autrement qu’ivres morts. Peut-être est-ce un moyen comme un autre de faire taire les remords… Et saouls, à l’évidence, ce 21 janvier, alors qu’il n’est que 9h du matin, ils le sont tous, agonissant d’insultes les prévenus, menaçant l’assistance parmi laquelle quelques courageux osent protester.
Le « procès » se borne à un interrogatoire d’identité et une seule question, inutile comme le font remarquer certains prévenus : « Avez-vous prêté serment à la constitution civile du clergé ? ». Or, le serment en question n’existe plus depuis plusieurs mois déjà. Certains des accusés n’étaient pas légalement tenus de le prêter, car ils n’exerçaient aucune fonction permettant de les assimiler à des fonctionnaires. Cela n’empêche pas la commission de prétendre obliger les accusés à prêter, sous peine de mort, un serment supprimé depuis des mois…
La preuve du martyre
En fait, et dans le contexte du moment, cela revient à réclamer d’eux d’apostasier. À l’instar de la supérieure des carmélites de Compiègne qui, devant Fouquier-Tinville, feindra en juillet prochain de ne pas comprendre ce qu’est le « crime de fanatisme » dont elles sont accusées, obligeant l’accusateur public à répondre : « Votre attachement à vos sottes croyances ! », ce qui revient à reconnaître que les religieuses sont condamnées in odium fidei, définition même du martyre, le père Triquerie demande en quoi consiste le serment réclamé : « Le serment que nous exigeons de toi est de ne plus professer aucune religion, ni surtout la catholique qui est sans doute la tienne. » Cette réponse a le mérite d’être claire et d’apporter canoniquement la preuve du martyre, ce que les confesseurs ont parfaitement saisi : ils jubilent.
« Mais vous m’embêtez à la fin, avec votre satané serment ! C’est non, non et non ! Je ne le ferai pas ! »
« Je serai fidèle à Jésus Christ jusqu’à mon dernier soupir. » répond le père Triquerie, rayonnant. L’abbé Gallot renchérit : « Je serai toujours catholique et jamais je ne rougirai de Jésus-Christ ! » « Je ne salirai pas ma vieillesse ! » s’exclame l’abbé Philippot lorsque, totalement sourd, il comprend enfin ce qu’on lui demande.
L’abbé Pellé, réputé pour son mauvais caractère, se fâche tout rouge : « Mais vous m’embêtez à la fin, avec votre satané serment ! C’est non, non et non ! Je ne le ferai pas ! » Les juges s’acharnent alors sur l’abbé Ambroise : « Tout le monde sait que tu es janséniste et que tu n’as jamais été d’accord avec tes confrères. Jure donc ! » Très digne, l’abbé Ambroise rétorque qu’il a fait pénitence de ses erreurs, les a abjurées devant ses confrères et qu’il est « heureux de laver ses fautes dans son sang ». Pour finir, l’abbé Turpin du Cormier résume l’opinion générale : ils ne prêteront pas un serment qui a toujours été « contraire à la loi de Dieu ». C’est la mort pour tous. « Deo gratias » s’écrient les martyrs.
Ils se confessent mutuellement
Le résultat n’est pas celui escompté. Les moins sots le comprennent, marmonnent : « Il aurait mieux valu les laisser crever en prison… ». Devant les cris indignés de certains, Clément hurle : « Je vous promets que le premier qui proteste ou qui pleure grimpe après eux ! » Le calme revient difficilement. Volcler, ancien vicaire de l’abbé Migoret, auquel le vieil homme a reproché son ingratitude, essaie encore vainement de le faire abjurer. Sans résultat. Au pied de l’échafaud, l’abbé Migoret lui rétorquera encore : « Il y a déjà quatre têtes dans le panier ; la mienne sera la cinquième. »
Les quatorze martyrs se confessent mutuellement et confessent des prisonniers vendéens condamnés après eux. En sortant de la prison, ils entonnent le Salve Regina puis les litanies de la Vierge. On essaie sans résultat de les faire taire. La foule s’est agglutinée, consternée. Comme pour ajouter au malaise, le ciel, noir, zébré de lueurs rouges, a un aspect inquiétant. Lorsque le premier condamné sort, le soleil jaillit des nuages, baigne l’échafaud, faisant dire à certains que « le ciel s’ouvre pour accueillir les martyrs ». Les juges, depuis la fenêtre du tribunal, brandissent des verres de vin rouge « à la santé des calotins ». Guilbert, l’un des défroqués, trinque à l’abbé André, qu’il connaît bien : « Je vais le boire comme si c’était ton sang. » « Et moi, répond le martyr, je vais prier pour vous. »
En gravissant les marches de l’échafaud, l’abbé Pellé se tourne vers l’assistance, parmi laquelle ses paroissiens sont nombreux et déclare : « Nous vous avons appris à vivre. Maintenant apprenez de nous à mourir. » Lorsque sa tête tombe, l’abbé Turpin s’écrie : « Il est au Ciel ! » et entonne le Te Deum, marquant à qui appartient en vérité la victoire éternelle. Comme pour lui donner raison, les phénomènes lumineux inhabituels se poursuivent. Les uns disent voir des croix dans le ciel, d’autres des globes, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les têtes tombent, qui planent au-dessus de l’échafaud et s’envolent ensemble à l’instant où, le dernier, l’abbé Turpin du Cormier meurt.
Ils échappent à la fosse commune
En dépit des menaces des juges promettant l’échafaud à quiconque manifesterait horreur ou compassion, la foule trempe des linges dans le sang des martyrs, reliques précieusement sauvegardées, quelques fidèles trouvent le courage de suivre de loin le tombereau qui transportent les dépouilles vers les fosses communes de la Croix-Bataille, les cimetières de Laval ayant été fermés et les inhumations dans leur enclos interdites comme le veut la politique de « décatholicisation » inaugurée début janvier dans toute la France.
Peut-être les fossoyeurs eux-mêmes éprouvent-ils des scrupules car au lieu de jeter les cadavres dans les fosses communes, où s’entassent déjà les milliers de victimes des deux combats livrés devant Laval en octobre 1793, les défunts de la ville et bientôt les centaines de « suspects » guillotinés et fusillés, ils les inhument un peu à l’écart, dans une tombe particulière facile à repérer. Cette marque de respect s’avérera essentielle car la tombe des prêtres demeurera toujours identifiable.
Très vite, en dépit de la persécution religieuse, des pèlerinages clandestins s’organisent autour de la sépulture. Les Lavallois prennent l’habitude de venir prier les martyrs et d’amener malades et infirmes. La tradition locale fait état de plusieurs « miracles ». Au début de l’Empire, malgré les nombreuses interdictions dont le pèlerinage a fait l’objet au cours des années précédentes, la vénération des fidèles ne cesse de croître.
Mi-juillet 1814, sitôt la monarchie restaurée, le curé d’Avesnières, commune indépendante de Laval à laquelle appartiennent les landes de La Croix-Bataille, demande à la préfecture l’autorisation de procéder à l’exhumation des prêtres martyrs afin de les enterrer dignement dans l’église. De son côté, l’abbé Changeon, curé de la Trinité et ancien vicaire de l’abbé Turpin du Cormier, annonce en chaire la prochaine exhumation des « athlètes généreux de Jésus-Christ » et leur translation dans l’un des sanctuaires de Laval « en attendant qu’il plaise à l’Église de les placer sur les autels ».
Tous béatifiés
À l’aube du 6 août 1816, le maire et le curé d’Avesnières, accompagnés des témoins de l’époque, entre autres l’un des fossoyeurs, se rendent sur la tombe. Celle-ci ouverte, l’on a la surprise d’y compter non pas quatorze corps, mais seize : l’on avait inhumé deux Vendéens fusillés dans la même fosse que les martyrs. S’il fut aisé d’identifier l’abbé Morin au crucifix attaché à son bras, et trois de ses confrères à divers détails, les autres restèrent anonymes. L’on plaça le corps de l’abbé Morin, bien identifié, dans un cercueil particulier ; dans un second les trois corps que l’on pensait avoir reconnus et dans un troisième tous les ossements épars relevés dans la tombe.
Au cours de cette opération, l’instituteur d’Avesnières, atteint depuis des années d’une « fluxion permanente » de la bouche qui le faisait terriblement souffrir et que les médecins disaient incurable, baisa pieusement le bras de l’abbé Morin et se trouva instantanément guéri. Ce miracle fut ensuite versé au dossier de béatification, bien que le martyre dispensât, dans la première phase romaine, de cette procédure.
Dans la journée du 9 août, les dépouilles furent inhumées à Notre-Dame d’Avesnieres, dans une tombe commune. La suite normale de cette démarche devait être l’introduction de la cause à Rome. Il fallut cependant attendre 1917, pour que Mgr Grellier, évêque de Laval, obtienne de Rome permission d’ouvrir la cause. Il revînt à Pie XII de la faire aboutir et de béatifier les quatorze prêtres. Les martyrs de Laval, tout comme d’ailleurs tous ceux de la Révolution, attendent encore d’être canonisés. Ne leur manque, individuellement cette fois, que le miracle réclamé par Rome. Encore faudrait-il penser à les prier !