On l’appelle parfois Cernin ou Sorlin, déformations qui attestent de la popularité de son culte. En fait, il se nommait Saturnin, un nom laissant supposer qu’il naquit dans le paganisme et qu’il était originaire de Proconsulaire, la Tunisie moderne, région où la dévotion au dieu romain Saturne, dévoreur de ses propres enfants, s’était substituée à celle de Baal Moloch, l’effroyable divinité punique à laquelle les Carthaginois sacrifiaient leur progéniture.
Dans les années 240, probablement, le pape, c’était alors Fabien, qui serait martyrisé le 20 janvier 250, se préoccupait de l’évangélisation de la Gaule. Depuis 177 et le martyre des fidèles de Lyon et de Vienne, qui marquait l’acte de naissance officiel de l’Église gauloise, les communautés n’avaient cessé de grandir et de s’étendre. À l’origine, le christianisme avait remonté la vallée du Rhône, maintenant, il essaimait aux quatre coins du pays. Mais dans quelles conditions ? Voilà ce qui inquiétait le pape, désireux de ne pas abandonner ces nouveaux baptisés à des évangélisateurs improvisés peut-être sensibles aux diverses hérésies alors à la mode. À ces chrétientés neuves, il fallait de bons pasteurs, catholiques, fidèles à la saine doctrine.
Parmi son presbyterium, Fabien choisit sept prêtres encore jeunes, dans lesquels il avait pleine confiance, les sacra évêques et les envoya de l’autre côté des Alpes afin de consolider les diocèses gaulois, anciens ou récents. Paul partit pour Narbonne, Trophime pour Arles, Martial pour Limoges, Austremoine pour Clermont-Ferrand, Denys pour Lutèce, Gatien pour Tours, et Saturnin pour Toulouse.
Des oracles bizarrement muets
Ces évêques missionnaires trouveraient dans leur cité des conditions de vie diverses, des régions plus ou moins accueillantes à leur parole, et parfois la mort. La persécution, en effet, reprit en 250, quand les chrétiens véritablement fidèles et conscients de leurs devoirs envers Dieu refusèrent de prêter sur les autels des idoles le serment civique de loyauté envers Rome et l’empire que réclamait Dèce. Arrêtés, Gatien et Denys rendirent le témoignage suprême. Curieusement, les régions du Midi, beaucoup plus christianisées, à ce titre plus surveillées, échappèrent au pire. Excepté Toulouse.
Chance rare, la Passion de Saint Saturnin, à la différence de bien d’autres prétendus actes des martyrs, fut rédigée peu de temps après sa mort et elle peut être considérée comme très fiable. Donc, Saturnin, depuis près de dix ans, réunissait ses frères dans une maison privée qui tenait lieu d’église, en plein centre de Toulouse, tout près du Capitole. C’était le cœur politique, mais aussi religieux, de la ville et les desservants des cultes païens, dont les temples se situaient tous dans ce même quartier, voyaient d’un mauvais œil la « concurrence » de l’évêque. Depuis que les chrétiens étaient là, les oracles des dieux devenaient bizarrement muets, lire dans les entrailles des victimes s’avérait délicat, et l’on prétendait qu’un simple signe de croix suffisait à réduire à néant les efforts des prêtres et des haruspices en tous genres. Se débarrasser de Saturnin devenait urgent.
Dès que l’édit fut promulgué, et dès que l’on sut que les chrétiens toulousains, à la demande de l’évêque, n’y obéiraient pas, Saturnin devint l’homme à abattre. Il le savait sûrement mais ne voulut rien changer à ses activités quotidiennes. Il était en danger pourtant. Un matin, on l’arrêta dans la rue et on le conduisit au Capitole, afin de l’obliger à se mettre en règle avec la loi en sacrifiant. Bien entendu, Saturnins refusa.
La tête fracassée sur une borne
À s’en tenir à la stricte application de la loi telle que Dèce l’avait voulue, Saturnin n’encourait, du moins dans un premier temps, qu’un emprisonnement sensé l’amener à résipiscence mais, comme souvent s’agissant des chrétiens, mis hors le droit commun, il n’en fut pas ainsi. La foule, excitée par le clergé païen, voulait du sang ; l’évêque devait mourir, telle était la volonté populaire.
À cet instant, l’on amenait vers le temple de Jupiter Capitolin un grand taureau blanc tout paré de fleurs et de rubans que l’on allait immoler au dieu. La vue de l’animal donna des idées aux badauds qui firent de lui l’instrument d’un supplice original. On accrocha Saturnin par les pieds à la queue de la pauvre bête dont on coupa ensuite les entraves. Rendu fou de panique par l’odeur du sang qui montait du temple où d’autres de ses congénères venaient d’être égorgé, affolé par les cris et par ce corps qu’il traînait derrière lui, le taureau fonça droit devant lui, dévala les marches du temple, traversa l’actuelle place du Capitole, s’engouffra dans une petite rue qui débouchait devant lui et s’arrêta, à environ un kilomètre de là, en un lieu encore campagnard où il parvint à se débarrasser de l’homme accroché à lui.
Par chance pour lui, Saturnin n’avait rien senti, ou presque, de cette course féroce qui laissait sa dépouille écorchée, sanglante, méconnaissable : il s’était fracassé le crâne contre une borne au commencement de la fuite du taureau.
Cette fuite, il est toujours possible de la reconstituer à travers Toulouse, depuis le Capitole jusqu’à la basilique où le martyr est enseveli, en passant par la petite rue des Trois Puelles, les trois jeunes filles, ainsi nommée en mémoire des trois chrétiennes qui, plus courageuses que les hommes, vinrent recueillir la dépouille de l’évêque et lui rendre les derniers devoirs. Une petite église, dans cette même rue, marque l’emplacement où, selon la Tradition, Saturnin rendit l’âme.
Très vite, son tombeau, lieu de miracles innombrables, devint l’un des premiers sanctuaires des Gaules.