Quand l’humanité se heurte à de grands défis, les papes, alertés voire aiguillonnés par des fidèles engagés sur le terrain, finissent par offrir leur réponse réfléchie, sous la forme d’une encyclique majeure. Dans ce salutaire travail d’éveil des consciences, il est toujours question de dignité humaine car il s’agit de prendre la défense des faibles contre la domination des forts, et d’inspirer, au nom du Christ, une régulation des injustices par l’amour. Au XIXe siècle, l’exode rural ayant entraîné une condition ouvrière qui s’apparentait à un nouvel esclavage pour des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, ce fut Rerum novarum de Léon XIII (1891). Cent ans plus tard, la prolifération des graves atteintes « légales » à la vie humaine, qui se comptent également par millions dans le cadre familial et les institutions médicales, inspira au pape Jean Paul II son Évangile de la vie (1995).
Quel est le constat nouveau qui nous vaut, en cette première moitié du XXIe siècle l’encyclique Laudato si’ ? Au début de son article 13, sous le titre « Mon appel », le pape François articule trois intentions : « Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral. » Sauvegarder la Terre, unir et développer l’humanité entrent donc dans un seul et même objectif. Puisque, cette fois, c’est la maison commune qui est comme incendiée, tous ses habitants sont concernés et tous doivent s’unir.
Tous dans le même bateau
L’image qui m’est venue à la première lecture de l’encyclique est celle d’un navire où nous serions tous embarqués en pleine tempête, avec le Saint-Père en vigie. Les disciples n’ont-ils pas rapporté une expérience comparable ? D’ailleurs le pape François poursuit son texte par ses mots : « Le Créateur ne nous abandonne pas ! » Rançon de la globalisation, tous les hommes sont désormais dans le même bateau, croyants et incroyants, membres d’un même équipage secoué : leur destin est devenu commun. Nous partageons la responsabilité, non plus seulement les uns des autres, mais aussi de ceux qui ne sont pas encore nés, ces « générations futures » qui méritent nos efforts et nos sacrifices pour qu’elles embarquent à leur tour, leur moment venu, ici-bas.
Après la peur de "l’apocalypse nucléaire » vient aujourd’hui la prise de conscience d’une menace plus insidieuse : notre capacité d’autodestruction collective, à cause de notre « style de vie » consumériste et individualiste...
Autrefois, les civilisations qui s’entrechoquaient à la surface de la Terre n’avaient pas la capacité de la détruire. À partir du milieu du siècle dernier, l’arme atomique a fait prendre conscience à l’humanité que quelques personnes avaient assez de puissance « technique » pour tout réduire à néant, ou presque. Après la peur de "l’apocalypse nucléaire » vient aujourd’hui la prise de conscience d’une menace plus insidieuse : notre capacité d’autodestruction collective, à cause de notre « style de vie » consumériste et individualiste, lié à certains modes de production. Le système se révèle « insoutenable ». Est-il juste que des milliards de pauvres soient privés de ce dont une minorité de riches profitent ?
La notion-clé de « bien commun »
« Nous avons besoin de renforcer la conscience que nous sommes une seule famille humaine , insiste le pape François au numéro 52 de Laudato si’, car « il n’y a pas de frontières ni de barrières politiques ou sociales qui nous permettent de nous isoler, et pour cela même il n’y a pas non plus de place pour la globalisation de l’indifférence ». Autrement dit, la fraternité universelle est presque forcée par les circonstances. Dans la tempête, s’entendre est salutaire. Quand éclate l’évidence de l’interdépendance, l’individualisme est un non-sens. Or, ni les réponses étatiques, plus ou moins autoritaires, ni les réponses écologiques « techniques », toutes fondées sur la défiance vis-à-vis de l’humanité, n’encouragent la fraternité vraie qui suppose communauté de destin et confiance les uns dans les autres.
L’image de la famille unique proposée par le Pape pour représenter l’humanité ne vient en rien effacer la précieuse diversité culturelle dont il prône aussi la préservation. Mais la famille permet de mieux appréhender la notion-clé de « bien commun », c’est-à-dire le bien de chacun et celui de tous. Au sein d’une famille, la recherche de ce bien commun est « en principe » naturelle, dictée par l’amour des parents et leur conscience spontanée de l’égale dignité de tous leurs enfants. Cette quête vise à préserver et concilier en même temps le bien des enfants (de divers âges), celui des parents et le bien de la communauté familiale. Pensons au choix d’une activité commune un jour de vacances : chacun devra y trouver son compte, la sécurité du plus fragile étant prioritaire.
Dépositaires d’une même dignité
Toutefois, les familles humaines — lieux de blessures, de confits, voire d’abus — ne sont jamais idéales. L’annonce d’une fraternité universelle est donc une prophétie. La communion des saints offre un modèle de fraternité aux familles terrestres, à rebours de l’individualisme et de la loi du plus fort. Toute famille devrait respecter l’identité et les besoins de chacun de ses membres ; la famille devient alors une école de la juste gouvernance, de la vie politique et du développement intégral. L’affirmation que l’humanité est une seule famille pose finalement que tous les hommes sont dépositaires d’une même dignité. Cette notion de « dignité », citée trente fois dans Laudato si’, est toujours associée à l’humanité. Tous issus d’un même Père, donc tous frères et sœurs : ce sera l’appel complémentaire lancé par Fratelli tutti.