L’existence même d’une question portant sur l’égalité des hommes et des femmes est le reflet d’un constat : homme et femme ne sont pas identiques. C’est justement parce qu’ils sont dissemblables que l’on cherche à comprendre s'ils sont égaux et en quoi ils sont égaux. L’affirmation de l’égalité homme/femme ne se déduit pas immédiatement de l’expérience. Regardez la diversité des cultures : elles clament l’inverse, et bien souvent au détriment de la condition de la femme.
De même, l’observation de l’anatomie a souvent été prétexte à la validation d’inégalités : par exemple la différence de répartition de la masse musculaire entre l’homme et la femme autoriserait à parler de « sexe faible » et de « sexe fort ». Ou encore, on constate que l’organisation de la fertilité et de la maternité fragilise les femmes et on en déduit qu’elles seraient destinées à la sphère domestique et aux tâches subalternes.
Cette égalité doit donc être décrétée comme une intuition transcendantale fondamentale. L’intuition de l’égalité ne surgit pas mécaniquement de l’observation des rapports humains. C’est pourquoi elle doit être affirmée avec force, comme une condition même du respect des personnes, et par conséquent de la justice sociale.
L’homme comprend ce qu’est d’« être un homme » quand il voit la femme devant lui. La femme comprend ce que signifie « être une femme » lorsqu’elle voit et comprend l’homme.
Si l’affirmation de l’égalité des sexes ne découle pas d’un constat empirique, où trouve-t-elle sa source ? La philosophie grecque proclame par la bouche d’Aristote que tout homme est un animal raisonnable ; le partage d’une même raison met l’homme et la femme sur un même pied d’égalité. Cependant, cette même philosophie n’hésite pas à justifier l’esclavage, pratique courante au sein de la culture grecque : puisque l’esclave est destiné à accomplir des tâches domestiques, puisqu’il est destiné à être commandé, c’est le signe qu’il n’a pas la raison en partage. De la même manière, si vous interrogez les mythologies antérieures, vous y trouverez l’expression d’une vision inégalitaire des sexes. Le mythe d’Aristophane met en scène des hommes issus du soleil, principe supérieur, et des femmes provenant de la lune ou de la terre, principes passifs et inférieurs ; le mythe de Pandore présente un monde et une humanité sans femme jusqu’au jour où en guise de punition, les dieux fabriquent et envoient la belle Pandore, source de tous les maux qui s’abattront sur le pauvre monde.
Un récit tranche fondamentalement sur ces pratiques et traditions culturelles et impose une vision universaliste du genre humain : le récit de la Genèse. « Dieu créa l’homme à son image » : tout homme. « Homme et femme il les créa » : l’homme et la femme ont la même origine, la même nature et la même destination. Puis Adam s’exclame à la vue d’Ève : « C’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! » Or ils étaient nus : la différence physique saute aux yeux de cet homme. Voilà le message : ce qui nous distingue est ce qui fonde notre égale dignité. Apprenons à comprendre ce que révèle le corps et nous comprendrons en quoi l’égalité des sexes est enracinée dans la réalité corporelle elle-même. Ce qui signifie précisément : la masculinité et la féminité se révèlent par un regard réciproque. L’homme comprend ce qu’est d’« être un homme » quand il voit la femme devant lui. La femme comprend ce que signifie « être une femme » lorsqu’elle voit et comprend l’homme. Quel paradoxe !
Malgré cela, les inégalités hommes/femmes ont toujours existé dans l’Histoire. Il faut noter que la philosophie des Lumières a échoué à abolir ces inégalités. Alors que la Déclaration universelle des droits de l’homme déclare les hommes libres et égaux en droit, la révolution abolira le droit de vote des femmes. En effet, dès le règne de Philippe IV le Bel, les femmes étaient convoquées à prendre part aux États Généraux et ce depuis les premiers en 1302 jusqu’en 1789. C’est en 1789 que les femmes furent exclues du droit de vote par l’Assemblée nationale, et la Constitution de 1791 maintiendra cette exclusion. Voici l’argument avancé par Sieyès en 1789 : il convient de distinguer les citoyens actifs des citoyens passifs ; sont comptés parmi les citoyens passifs : les femmes, les enfants, et les étrangers. « Ô femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé » (Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791).
De nombreuses attitudes et comportements réputés masculins peuvent être adoptés par des femmes, de nombreuses prétendues spécificités féminines peuvent être trouvées chez certains hommes : les traits psychologiques et comportementaux ne se situent pas de part et d’autre d’une frontière infranchissable. En revanche, une différence demeure d’âge en âge, de façon irréductible, c’est la différence sexuelle. Nos corps d’homme et de femme diffèrent.
Il est alors plus adéquat de parler de distinction entre eux que de différence. Ils sont égaux et distincts.
Les termes « égal » ou « différent » sont la plupart du temps pris dans un sens arithmétique. Nous apprenons sur les bancs de l’école qu’une somme est égale à une autre, ou bien qu’elle est différente. Égal est alors compris comme identique. En mathématiques, différent signifie inférieur ou supérieur. Ce réflexe intellectuel provoque et stérilise le débat qui nous occupe : ceux qui reconnaissent et valorisent l’existence des différences anatomiques (indéniables au demeurant) sont soupçonnés de verser dans le biologisme et de promouvoir une vision inégalitaire et hiérarchique des sexes. Et ceux qui défendent l’égalité (comme un principe non négociable) sont soupçonnés de nier ou d’invalider la différence, bref de mépriser le corps. Comment s’en sortir ?
Il faut observer les corps sexués. Premièrement, il est important de revenir à l’observation de ce qui nous sexue en tant qu’homme ou femme, c’est-à-dire le corps, notamment les organes génitaux. En effet, la reconnaissance d’une égalité ne peut surgir que d’un effort de comparaison. Nos corps sexués disent quelque chose de la masculinité et de la féminité. À chacun d’en prendre conscience et d’en faire sa propre histoire. Deuxièmement, il s'agit de reconnaître en quoi ce qui distingue l’homme de la femme et la femme de l’homme fonde leur absolue égalité. Il est alors plus adéquat de parler de distinction entre eux que de différence. Ils sont égaux et distincts.
La comparaison entre l’homme et la femme nous apprend qu’en dépit des différences observables, un point commun fondamental les unit : le sexe est une dimension de la personne. Explication : les organes génitaux ne sont pas des attributs corporels qui peuvent être mis sur le même plan que d’autres attributs physiques. Avoir de grandes jambes ou les pieds plats n’a pas le même degré de signification qu’être doté de telle caractéristique sexuelle. Un signe évident : lorsque quelqu’un est victime d’une violence sexuelle, c’est sa personne tout entière qui est touchée. Non seulement l’endroit physique atteint, mais aussi sa mémoire, son imagination, son estime de soi et sa confiance en autrui. Toute sa personne s’avère atteinte. Les organes génitaux, lieux d’une différence observable entre l’homme et la femme vivent un point commun fondamental : ils sont le lieu où se révèle notre statut de personne.
De plus, le corps sexué est instrument du don de soi. Ce qui distingue une personne d’un objet, c’est sa capacité à donner de soi-même : donner de son attention, donner de son temps, donner de son énergie, donner de son affection. Or donner le meilleur de soi-même à quelqu’un, c’est l’expression la plus haute de l’amour. Homme et femme y sont appelés, et leur corps sexué est l’instrument de l’accomplissement de cet appel. On se regarde, on se parle, on se touche, on s’embrasse, on s’étreint : tout le corps, graduellement, exprime cet appel à donner ce que l’on est.
La comparaison des corps sexués nous apprend également qu’un corps d’homme n’est pas identique à un corps de femme : un sexe masculin n’est pas identique à un sexe féminin. Premier point de comparaison : les organes sexuels sont intérieurs chez la femme, à la limite extérieurs chez l’homme. Conséquence : les gestes et événement liés à la vie sexuelle impactent charnellement le corps de la femme. Exemple : la virginité, la grossesse, l’accouchement sont observables sur le corps féminin. En revanche, ces mêmes événements n’impactent pas de manière identique le corps masculin. La preuve : on sait à l’autopsie si une femme a eu un enfant ; une autopsie ne peut pas dire si un homme a été père. En quoi cela les placerait-il sur un pied d’égalité ? La femme reçoit de l’homme la confirmation de sa propre féminité, l’homme reçoit de la femme la confirmation de sa propre masculinité.
Exemple : à l’inverse de la femme, l’homme ne vit pas une gestation à l’intérieur de son propre corps. Puisque celle-ci lui est extérieure, alors un homme a besoin de la parole de la femme pour savoir qu’il est père de cet enfant, son enfant. Il doit accorder sa confiance à un tiers pour entrer dans la paternité de son enfant, et à l’autorité qu’elle réclame. Pour cela, il dépend donc de la femme. Réciproquement, lorsque la femme désigne cet homme comme le père, elle renonce à la toute-puissance sur son enfant. Dire : « Il est de toi », c’est dire en même temps : « Il n’est pas à moi ». Dans cette parole donnée et reçue, la femme confère à l’homme sa puissance (au sens noble) masculine et paternelle, et à l’inverse l’homme délivre la femme de l’illusion de la toute-puissance : grâce à lui, la femme évite de voir sa féminité totalement engloutie dans une maternité tentaculaire néfaste pour elle, pour l’homme et pour l’enfant. Ils se doivent l’un à l’autre l’exercice adéquat et accompli de leur maternité et paternité. En ce sens, ils sont relatifs l’un à l’autre, d’une égale façon.
L’observation anatomique des corps sexués nous apprend que les organes sexuels fabriquent des gamètes. Ce sont les cellules reproductrices. Cependant, l’observation ne produit du sens que dans un effort de comparaison des organes masculins et féminins. Ainsi, le corps masculin fabrique des millions de spermatozoïdes par jour ; le corps féminin produit un ovule approximativement tous les 28 jours. Par mois, des centaines de millions de gamètes d’un côté, et de l’autre une seule… La profusion inscrite dans le corps masculin ne se révèle que par contraste avec la rareté de ce que vit le corps féminin. On pourrait dire que la générosité de l’un met en lumière le prix de l’autre. Mais on ne peut en prendre conscience que si on les compare, que si on voit précisément ce qui les distingue. Ainsi la connaissance du corps masculin apprend à voir et à reconnaitre la spécificité du corps féminin, et réciproquement la connaissance du corps féminin apprend voir et reconnaître la spécificité du corps masculin. En ce sens, homme et femme dépendent l’un de l’autre de façon égale : ils se révèlent l’un à l’autre.
L’observation des corps sexués nous apprend autre chose. Les organes sexuels sont lieu de fertilité et de plaisir. Or la fertilité comme le désir sexuel sont soumis à la temporalité, de façon différente chez l’homme et chez la femme. La fertilité féminine est cyclique : les périodes fertiles (qui se situent au moment de l’ovulation) alternent avec des périodes infertiles. Le désir sexuel féminin est impacté par ce cycle. En revanche la fertilité masculine est linéaire, les spermatozoïdes sont produits sept jours sur sept. De plus, les gamètes chez la femme existent depuis son état embryonnaire, puis sont délivrées à chaque cycle, depuis la puberté jusqu’à la ménopause ; le corps féminin dispose de son stock de gamètes. Ce n’est pas le cas du corps masculin qui produit des gamètes « à la demande ». Quelle conséquence ? Le rapport au temps n’est pas le même chez l’homme et chez la femme. Le corps de l’une vit l’écoulement du temps, l’avant et l’après ; le sens de la durée longue est imprimé dans le corps, pour peu que l’on prenne conscience de ce que vit le corps ; ce qui était possible hier (période fertile) ne l’est plus aujourd’hui (période infertile). Le corps de l’homme vit le renouvellement perpétuel, le présent est toujours le présent du possible (du point de vue de la fertilité). Par conséquent, l’inquiétude que chacun peut vivre par rapport au temps trouve son repos dans le regard posé sur l’autre. Dans le corps féminin, chaque cycle engage un processus : dans quelques jours mon corps aura changé, mais je peux prévoir ce changement, le futur est un « à-venir », contenu en germe dans le présent. C’est un corps qui raconte une histoire. Cette réalité est une sécurité pour celui dont le corps ne provisionne pas. À l’inverse, dans le corps de l’homme, la même puissance se donne sans conditions : des millions hier, des millions aujourd’hui, des millions demain. Cette profusion gratuite est une sécurité pour la femme : la femme a un corps qui l’invite, on pourrait même dire qui l’oblige à compter ; l’homme a un corps qui invite à renoncer au calcul. Mutuellement ils se sécurisent, se dynamisent, rendent possible la promesse et l’engagement.
Dans des cultures éminemment marquées par la course à la rentabilité, l’homme apparaît bien mieux adapté naturellement au modèle économique que la femme. Il ne subit pas les contraintes de la maternité et offre à l’entreprise une possible disponibilité permanente. Son pouvoir s’en trouve alors renforcé. Si le critère de comparaison homme/femme est cherché dans une réalité extérieure à leur personne de chair et d’os, alors celui qui prévaudra c’est la rentabilité économique, l’efficacité économique. Pour ne pas se retrouver perdantes, les femmes devront renoncer à une part d’elle-même, alors que ce sacrifice n’est pas, de fait, exigible des hommes. Ceci produit un regard profondément inégalitaire : par un effet de retour, le corps féminin est alors vu comme un lieu de contrainte, alors que le corps masculin est un hymne à l’indépendance. Mais alors, la réponse égalitariste chantant l’interchangeabilité des modèles masculins et féminins s’avère profondément contre-productive : pourquoi imposer une parité si homme et femme ne se distinguent en rien ? Quel intérêt ? N’est-ce pas une façon insidieuse d’affirmer que les femmes ne sauraient s’imposer sans un piston législatif ? La parité ne s’impose que parce que la différence est une richesse ; le manque de représentation féminine trop souvent déploré n’est pas le signe de leur incompétence, ou de leur incapacité à surmonter une domination masculine trop souvent invoquée, mais l’expression d’un aveuglement sur la réelle complémentarité des sexes.
Alors laissons à nouveau parler l’histoire… et notamment la cohorte de femmes brillantes et inventives qui l’ont marquée de leur empreinte, en dépit des pesanteurs culturelles. Les grandes saintes ont défié les conventions, déjoué les modèles culturels : les Agathe, Agnès, Blandine, Cécile ont renoncé, au péril de leur vie, à mariage et famille pour suivre le Christ comme elles l’avaient choisi ; les Zélie Martin, Jeanne Jugan, Madeleine de Canossa, Frances Taylor (et la liste est longue), ont pris la tête d’entreprises, fondé des institutions qui existent encore aujourd’hui. Les grandes éducatrices n’ont cessé d’affirmer la réelle puissance des femmes. C’est ainsi qu’une Sophie Barat (fondatrice d’une immense congrégation enseignante) ne cesse d’affirmer : les femmes ont une telle influence qu’elles doivent travailler à leur formation spirituelle, intellectuelle, morale ; leur emprise sur le monde est si grande que leur instruction est un enjeu spirituel et social incommensurable. Par conséquent, un féminisme égalitariste, faisant de l’appropriation du modèle masculin et/ou capitaliste l’horizon de son combat, se révèle singulièrement appauvrissant : pour les femmes dont il dénie la sphère d’influence intrinsèque, pour les hommes qu’il conforte dans un type d’autorité essentiellement politique et économique.
Un premier niveau de réponse consiste à dire qu’homme et femme partagent la même humanité, la même nature humaine et par conséquent ont la même dignité et doivent disposer des mêmes droits. Un deuxième, qui complète le premier : homme et femme sont distincts, ce que révèle l’observation de leurs corps sexués. Or, en comparant les points qui les distinguent, on comprend à quel point ils sont relatifs l’un à l’autre : la féminité est révélée par un juste regard posé sur la masculinité ; la masculinité est révélée par un juste regard posé sur la féminité. Ils sont donc, dans leur distinction irréductible, sur un véritable pied d’égalité.