L’Afghanistan, "royaume de l’insolence" (Michael Barry), est-il condamné à ne connaître que guerres et violences ? C’est la question qui nous hante à l’heure où les talibans ont repris le contrôle de Kaboul et de toutes les provinces du pays. Une fois encore, ce pays si particulier attire les convoitises de puissants voisins, Chine et Russie en particulier qui, dit-on, "parient sur les talibans", alors même que depuis des siècles il a été le "tombeau des empires", tant il semble difficile de le conquérir et de le dominer.
Les Britanniques en firent la douloureuse expérience lors des deux guerres anglo-afghanes (1839-1942 et 1878-1880). Défaits, ils conclurent en 1893 un accord avec l’émir Abdur Rahman Khan, qui donna naissance à l’Afghanistan moderne, au prix d’une frontière avec l’actuel Pakistan, la ligne Durand, qui coupe en deux la pays pachtoun, source d’une partie des difficultés actuelles.
Pays maudit, donc, et qui pourtant fascine. Pour diverses raisons : la splendeur de ses paysages de vallées et de montages qui viennent mourir au Pamir, contrefort de l’Himalaya et toit du monde ; beauté de ses habitants aussi, riche d’une étonnante diversité culturelle : les Pashtouns, déjà nommés qui sont l’ethnie dominante, les Tadjiks, Ouzbeks, les Hazaras descendants des Mongols, les Nouristanis, superbe mosaïque de cultures. Ce pays a fasciné les écrivains de Kessel à Malraux, il a inspiré des photographes de talent comme Pascal Maitre, Roland et Sabrina Michaud, il a suscité l’action de très belles ONG comme AFRANE, Madera, Médecins du monde. En un mot, ce pays est attachant.
Le dominicain Serge de Beaurecueil, éminent spécialiste d’Abdullah Ansari, maître soufi du XIe siècle, né à Hérat, finit par s’établir à Kaboul après avoir étudié et édité son œuvre durant des décennies. Mais il quitta très vite la chaire d’histoire du soufisme créée pour lui à l’Université de Kaboul, afin de prendre soin des "enfants de Kaboul", qu’il recueillit et éleva durant plus de vingt ans, alors qu’il enseignait au lycée franco-afghan de Kaboul, le lycée Estéqlal. Seul prêtre catholique en Afghanistan, il a écrit des pages splendides sur « le partage du pain et du sel"1, voyant dans cette vie quotidienne avec des enfants pauvres et souvent handicapés une préfiguration du Royaume de Dieu, étonnant rassemblement de ceux qui, dans leur diversité culturelle et religieuse, cherchent Dieu dans la sincérité du cœur. À l’abri de tout exotisme — son quotidien avec une vingtaine d’enfants pouvait être rude — il avait surtout perçu la richesse de cœur de ces « petits », reprenant à son compte un mot de Dostoïevski dans Crime et Châtiment : « Les enfants sont l’image du Christ. “C’est à eux qu’appartient le Royaume de Dieu !” Il a ordonné de les respecter et de les aimer, ils sont l’humanité future."2
N’oublions pas que ce pays est beau, qu’il est habité aussi par des hommes et des femmes attachants, qu’il a été au cours de l’histoire un étonnant carrefour culturel...
Ce regard quasi mystique sur ce pays déroutant et attachant vient nous rappeler aujourd’hui le devoir de ne pas abandonner l’Afghanistan, à l’heure où le fanatisme et les calculs géopolitiques semblent le condamner une fois encore à sombrer dans la violence, l’oppression des femmes, le mépris de la culture. Nul ne sait quand ni par quels chemins le soutien international pourra reprendre. L’heure est pourtant à la solidarité, avec, en particulier, l’accueil de réfugiés et de personnes menacées par l’obscurantisme qui règne à nouveau à Kaboul. N’oublions pas que ce pays est beau, qu’il est habité aussi par des hommes et des femmes attachants, qu’il a été au cours de l’histoire un étonnant carrefour culturel, quand l’héritage grec rencontrant le bouddhisme donnait naissance au surprenant statuaire du Gandhara que l’on peut admirer au Musée Guimet à Paris.
"Ne laissons pas tomber l’Afghanistan", titrait le 10 juillet 2021 une tribune du quotidien Le Monde, signée par des personnalités diverses de la culture, du monde politique et de la société civile, toutes attachées à ce pays. Aujourd’hui, cet appel se fait encore plus pressant. À chacun de trouver le chemin de la solidarité ou tout simplement de l’amitié. Cette oasis d’amitié et de respect de la diversité des cultures que Serge de Beaurecueil, le Padar de Kaboul, avait su construire doit aujourd’hui nous rappeler que la haine et la peur de l’autre ne sont pas une fatalité. La rencontre de l’autre peut être une occasion de joie.
(1) Serge de Beaurecueil, Nous avons partagé le pain et le sel, Editions du Cerf, 1965.
(2) Serge de Beaurecueil, Mes enfants de Kaboul, Paris, Lattès, 1983. Réédité dans la collection « Livre de Poche », Hachette en 1985, puis au Cerf en 1992 et 2004.