La première lucidité de Baudelaire tient à sa prise en compte du diable, dans un siècle qui croit pouvoir s’en débarrasser, comme de tout ce qui est supposé venir de l’Ancien Régime. La pensée en vogue, au XIXe siècle, perçoit bien que l’existence de Satan est incompatible avec le triomphe complet des deux divinités de substitution du siècle : la Raison et le Progrès. La permanence du mal est insupportable au rationaliste étroit comme au progressiste optimiste.
Baudelaire, à rebours de son siècle, prend le diable au sérieux. Il gagne même en lucidité au fil de son œuvre. La différence est nette entre Les Fleurs du Mal, recueil paru pour la première fois en 1857 et les Petits poèmes en prose publié dix ans plus tard. Dans Les Fleurs du Mal, l’évocation de Satan est encore assez grandiloquente. Elle n’est guère séparable d’une certaine pose héritée du romantisme. C’est un Satan fascinant et un peu folklorique, auquel Baudelaire adresse ses fameuses litanies :
Satanisme un peu poseur, qu’on ne peut séparer de l’éloge baudelairien du dandysme : le diable pourrait bien être ici du même ordre que l’habit élégant, voyant et farfelu qui signale le refus de la laideur du siècle de la démocratie et de la machine.
Dix ans plus tard, passage du vers à la prose oblige, le petit poème que Baudelaire centre sur Satan offre une leçon aux prolongements plus quotidiens. Dans ce court récit intitulé « Le joueur généreux », le poète croise au milieu de la foule « un Être mystérieux » qu’il avait « toujours désiré connaître ». Rien de spectaculaire, de pompeux ou de pompier. La rencontre naît d’une curiosité devenue fascination, qui amène le poète à suivre le diable dans une « demeure souterraine ». Le lieu tient du club privé chic et de la maison de jeu luxueuse. La compagnie du diable est une plaisante ivresse, qui fait oublier tous ses effets destructeurs : « Nous mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, après plusieurs heures, que je n’étais pas plus ivre que lui. » Comme le vin, le jeu mène à une chute qui s’ignore, au point que le poète note subtilement : « J’avais joué et perdu mon âme, en partie liée, avec une insouciance et une légèreté héroïques. L’âme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n’éprouvai, quant à cette perte, qu’un peu moins d’émotion que si j’avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite. » Belle acuité du poète, quel que soit d’ailleurs le jugement de valeur qu’il porte sur ce qu’il raconte.
Baudelaire annonce un homme débarrassé de son âme comme d’une vieillerie encombrante ; un homme se croyant plus léger parce qu’il est plus superficiel, s’imaginant plus libre parce qu’il séjourne agréablement dans le superflu. Non plus un homme — ou une femme — qui lutte pour qu’on lui reconnaisse une âme, comme dans les stupides visions caricaturales du Moyen Âge, mais un homme qui se réjouit de ne plus en avoir. Pas d’âme, pas de responsabilité, pas d’examen de conscience, pas d’appel à un dépassement de soi. Fin heureuse et désinvolte de tout ce qui fait que, parfois, l’homme passe l’homme.
Au poète qui a perdu son âme sans lutte ni regret, le diable fait une confidence : il travaille plus que tout autre à « la destruction de la superstition ». Satan ennemi de la superstition ? Ne règne-t-il pas au contraire grâce à elle, hantant les esprits par une imagerie faite de chaudrons brûlants, de diablotins à fourches pointues et de boucs lubriques ? Objection naïve, qui oublie que bien de ceux qui craignent le diable voit du même coup en Dieu leur plus sûr refuge. Certes, comme le disait déjà Fénelon à Louis XIV, redouter l’Enfer n’est pas encore aimer Dieu, mais cela peut être un signe qu’on marche sur le bon chemin. Huysmans, grand admirateur de Baudelaire, nota, à l’issue de son exploration des bas-fonds satanistes : « C’est par la vision du surnaturel du mal que j’ai eu d’abord la perception du surnaturel du bien. Ceci dérivait de cela. De sa patte crochue, le démon m’a conduit vers Dieu. »
La lucidité de Baudelaire lui permet donc de mettre en scène un diable qui combat les superstitions, conscient qu’elles ont à voir avec Dieu ou, au moins, avec un pressentiment du surnaturel. Nommant le diable « Son Altesse » — ce qui explique le féminin —, Baudelaire écrit :
De fait, le silence absolu sur le diable porte bien souvent en lui la négation de toute dimension surnaturelle et, par suite, l’effacement de l’ampleur de l’enjeu de chacune de nos actions. « On ne fait pas au surnaturel sa part », déplorait souvent Bernanos. Dans l’évolution de son œuvre romanesque, le diable est de moins en moins visible et, conjointement, de plus en plus efficace…
Il va de soi qu’on peut lutter contre la superstition non par oubli du démon rusé, mais par amour du Christ incarné, non pour dissimuler le diable, mais pour épurer l’image que les hommes se font de Dieu. Toutefois, y compris au strict plan humain, même un Satan un peu folklorique peut servir d’utile garde-fou contre bien des perversions. Le père Stéphane Joulain, prêtre et psychiatre, qui a accompagné de nombreuses victimes d’abus sexuels, mais aussi de nombreux abuseurs, s’étonne que certains thérapeutes trouvent urgent de convaincre les malades qu’ils suivent que l’Enfer n’existe pas. Dans bien des cas, remarque-t-il, c’est pourtant le dernier rempart qui peut retenir avant le passage à l’acte. Il arrive même que ce soit le prélude à une litanie qui ne se trompe plus de destinataire : « Ô Seigneur, prends pitié de ma longue misère. »
La première acuité de Baudelaire consiste donc à établir un lien, inaperçu par Hugo et ses contemporains, entre le culte du progrès et la disparition du combat spirituel. Il faut croire que le poète qui dîne avec Satan est parfois un meilleur guide que celui qui est persuadé de parler à la place de Dieu.