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La Russie : toujours “empire du mal” ou nation chrétienne ?

G7
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Jean Duchesne - publié le 15/06/21
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L’absence de Vladimir Poutine au G7 marque les limites de l’universalisme occidental, mais révèle les ressources qu’offre la catholicité.

La récente réunion du G7 a réuni les dirigeants d’une majorité des pays économiquement les plus puissants du monde. À la suite du premier choc pétrolier en 1974, cette instance de concertation a d’abord réuni trois des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : États-Unis, Royaume-Uni, France, et les deux principaux vaincus, devenus prospères : Allemagne et Japon. Se sont ensuite assez vite joints à eux le Canada et l’Italie, puis l’Union européenne et, en 1994, la Russie post-communiste. Celle-ci a depuis été évincée, et cela mérite réflexion.

Ce club de riches est composé de nations marquées par le christianisme, avec une exception : le Japon. Après sa défaite en 1945 et sans renoncer à sa culture, il s’est « libéralisé » et « occidentalisé » aux niveaux politique, économique et technologique, au point de prendre dans les années 1980 une position dominante dans les secteurs électronique et automobile. Il était pour ainsi dire naturel que la Russie — baptisée à son origine, puissance européenne depuis le XVIIIe siècle, autre vainqueur de 1944-1945 — rejoigne ce groupe après avoir répudié le marxisme. Car ce dernier n’« occidentalisait » pas moins que l’universalisme libéral en exerçant une suprématie économico-technologique, et pas seulement politique, sur les pays satellisés et clients, proches et lointains. Or cette coopération entre producteurs de richesses n’a duré qu’une vingtaine d’années : la Russie a été « désinvitée » en 2014.

Elle se retrouve donc à nouveau dans un rôle de « méchant ». Quand la Guerre froide s’est terminée il y a trente ans, on a pu croire qu’elle serait désormais, comme nous, respectueuse des droits de l’homme et de la démocratie. Cet optimisme a été démenti. M. Poutine, à la tête du plus vaste pays de la planète, est accusé de toutes sortes de méfaits, aussi bien à l’intérieur (persécutions d’opposants) qu’à l’international (annexions musclées : Crimée, Ukraine… et soutien à des régimes dictatoriaux : Syrie, Biélorussie…). Y aurait-il donc « quelque chose de pourri », non pas au royaume du Danemark, comme il est dit dans Hamlet, mais dans l’Empire russe, quels que soient son système socio-politique et son maître du moment ?

Il serait délirant de prêter à une nation entière une perversité foncière, inscrite dans son identité multiséculaire. Il est plus instructif de récapituler ce qui s’est passé ces dernières décennies, sans se focaliser sur la Russie. Il apparaît d’abord que, si l’Occident « libéral » a survécu au marxisme-léninisme qui déclarait sa fin prochaine et inéluctable, ses « valeurs » ne se sont pas imposées partout comme des évidences salutaires. C’est ce qu’à fort bien montré la philosophe Chantal Delsol dans son essai intitulé Le Crépuscule de l’universel (paru au Cerf en février 2020). Le signe le plus sûr en est l’avènement d’une « ère post-vérité ».

Le nationalisme s’est réveillé un peu partout, y compris en Chine. Le communisme ne s’y est pas effondré après la rupture avec Moscou et les excès du maoïsme, et il se « sinise » sous Xi Jinping. Par ailleurs, l’intolérance religieuse est de retour : au sein de l’islam, mais aussi de l’hindouisme et même du bouddhisme (pas toujours si pacifique). L’instabilité continue de prévaloir en Amérique latine, entre oligarchies et poussées populistes. Les coups d’État militaires et les dictatures post-idéologiques se multiplient un peu partout. L’Afrique du Sud post-apartheid et post-Mandela n’est pas un modèle de probité ni de justice. Les technologies nouvelles, sources de pouvoir, ne sont plus monopolisées par les nations les plus prospères : des séides de M. Poutine sont passés maîtres dans l’art du piratage informatique…

Dans un tel contexte, la Russie n’est pas, comme du temps de l’Union soviétique, l’unique ni même le principal ennemi du progrès et des libertés. Ce qui la rend spécialement irritante est qu’elle a récupéré une partie de ce qui caractérisait l’Occident et dont celui-ci tend désormais à se détacher. Pendant la Guerre froide, c’était (surtout du point de vue américain) l’Occident chrétien contre le communisme athée. Désormais, c’est la Russie qui s’appuie sur son Église nationale et la favorise, se présente en défenseur de la morale traditionnelle et rejette le mariage « pour tous » et autres droits LGBT reconnus maintenant en Occident comme des priorités pour aller dans le sens de l’Histoire ou de l’épanouissement de l’homme.

Il est clair également que le monde n’est plus divisé entre blocs idéologiques (libéral, socialiste et tiers en vaine quête d’autonomies), mais que rivalités et antagonismes, contestations et répressions se développent non seulement entre nations, mais aussi à l’intérieur des frontières.

Simultanément, la partie du monde qui se disait libre se sécularise et se déchristianise même. Les catholiques américains ont un président qui est un des leurs. Mais nombre d’entre eux réclament que la communion lui soit refusée, parce que, bien que personnellement opposé à l’élimination de l’enfant à naître, il suit la ligne de son parti, dont le programme comporte le renforcement du droit des femmes à « choisir » (de mettre un terme à une grossesse non désirée). Dans ce domaine, cependant, la Russie n’est guère un modèle : Lénine a fait légaliser l’avortement dès 1920 ; Staline l’a interdit afin d’améliorer la natalité, mais la possibilité a été restaurée après lui et n’a plus été remise en cause.

Il est donc impossible de faire de la Russie le défenseur d’une chrétienté exemplaire. La banalisation de l’IVG ne fait d’ailleurs que s’ajouter à bien d’autres comportements plus ouvertement cyniques. Mais il est clair qu’il n’y a pas d’un côté « l’empire du mal » (comme Ronald Reagan a qualifié l’URSS il y a quarante ans) et de l’autre « la Force » (du Bien, comme dans Star Wars). Il est clair également que le monde n’est plus divisé entre blocs idéologiques (libéral, socialiste et tiers en vaine quête d’autonomies), mais que rivalités et antagonismes, contestations et répressions se développent non seulement entre nations, mais aussi à l’intérieur des frontières — et sans doute jusqu’à l’intime de la conscience de chacun, tiraillé entre ses envies ou intérêts et la nécessité de coopérations et de solidarités.

Dans ces conditions, il est clair enfin que la foi chrétienne n’est annexable nulle part. C’est pourquoi elle paraît en retrait. Ce n’est pas que l’athéisme progresserait sur les cinq continents ou que d’autres religions gagneraient du terrain. Car elle est présente partout et l’Occident n’est plus la source unique ni même principale de son dynamisme. Le centre de son unité demeure à Rome et sa voix, son visage même sont ceux du pape. Il se fait entendre parce qu’il n’est inféodé à aucune puissance et qu’on sait qu’il n’a aucune raison de mentir.

Dans la foire d’empoigne du monde contemporain, la force de l’Église est de ne dépendre d’aucun support économique et civilisationnel. L’échec de l’universalisme libéral face aux particularismes et égoïsmes en tous genres laisse de la place à la catholicité. Celle-ci n’est pas la conformation à un modèle. C’est la communion des hommes avec Dieu et ainsi entre eux pour autant qu’ils le reconnaissent comme Père. Comme le père de Lubac l’a montré dès 1938 dans Catholicisme, cette communion se distingue deux fois d’un universalisme idéologique : elle s’inscrit dans l’Histoire et nourrit donc l’espérance au lieu d’imposer des recettes censées résoudre tous les problèmes ; et elle invite à inverser la sagesse tout humaine qui veut « distinguer pour unir », comme si tout reposait sur une bonne analyse. C’est en effet en s’unissant à Dieu et en Lui aux autres que la personne se constitue et ne reste pas un individu. 

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