En quelques décennies, la place des chrétiens dans la société a été largement bousculée. Moins de prêtres, moins de baptêmes, moins de catholiques pratiquants… L’Église est devenue, au moins numériquement, une minorité parmi d’autres et si les chrétiens continuent à se dévouer auprès des plus pauvres de notre société, son influence morale et politique s’amoindrit toujours un peu plus. À côté de cette diminution, un grand écart n’a cessé d’être creusé entre la société et l’Église dans le domaine de l’éthique et de la conception même de la vie et de la famille par la plupart des lois dites de société. La crise sanitaire et les problématiques liées à la liberté du culte, liberté réaffirmée par le conseil d’État à quelques reprises ces derniers mois, ont généré un grand sentiment d’incompréhension, et parfois d’injustice, de peur ou même de colère.
Dans un tel contexte, beaucoup de chrétiens sont tiraillés entre l’enseignement de saint Jean : « N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde » (1 Jn 2, 15) et le témoignage de Jésus lui-même : « Dieu a tant aimé le monde… » (Jn 3, 16). Ce dilemme a traversé toute l’histoire de l’Église et aujourd’hui encore le sujet est bouillant : faut-il aimer le monde ou le combattre ? Le servir ou s’en méfier ? Et finalement entre charité et fidélité, faut-il choisir ?
Tout engagement chrétien dans et pour le monde n’est pas nécessairement politique.
Bien des saints et des saintes nous ont donné le témoignage d’un engagement politique infatigable. Peut-être même le témoignage d’une sainteté politique : Thomas More, Louis IX, Jeanne d’Arc, Jean Paul II… Et à n’en pas douter, nous avons aujourd’hui encore besoin de prophètes et de saints sur ce terrain.
Mais on peut rappeler deux choses. Tout d’abord l’engagement des chrétiens dans la société n’est pas uniforme. Au contraire, la sainteté de Dieu rayonne sur le monde en se diffractant au travers des charismes et des grâces propres à chacun : la grâce de don Bosco n’est pas celle de Frédéric Ozanam ni de Bernadette Soubirous. Tout engagement chrétien dans et pour le monde n’est pas nécessairement politique. Ensuite, pour ceux dont le charisme ou la vocation semble de nature plus politique, on peut s’interroger non pas tant sur la forme que doit prendre cette résistance à l’esprit du monde, puisque l’Esprit est inventif et audacieux, mais bien sur le fond, sur l’impulsion intérieure qui entraîne cette résistance quand elle est nécessaire. Parce qu’« il y a bien parfois de saintes colères, mais il n’y a jamais de saintes humeurs » disait François Mauriac. Alors peut-être faut-il vérifier que les sentiments qui nous habitent devant le monde qui s’égare loin de Dieu soient bien évangéliques et pas seulement humains et finalement mondains…
Si le ressort profond de notre engagement dans le monde ne s’enracine pas dans la grâce de Dieu, on aboutirait à ce triste paradoxe de résister au monde… de façon mondaine. Bien sûr les moyens d’engagement peuvent être ceux du monde. Mais dans son fond, le chrétien doit peu à peu prendre appui sur la grâce de Dieu parce que « la force des chevaux n’est pas ce qui lui plaît… » (Ps 146). C’est la place des pasteurs, prêtres et évêques, d’accompagner ce discernement, et d’aider à prendre appui sur la grâce et la puissance de l’Évangile qui n’est pas celle du monde.
Cela ne signifie pas qu’il faille chercher à contenir l’engagement des chrétiens voire à l’étouffer. Au contraire ! Nous retomberions dans une autre version du cléricalisme. Sainte Jeanne d’Arc s’est engagée et a résisté y compris sur le plan politique et stratégique, mais sans haine, sans amertume, sans « humeurs » dirait Mauriac. Elle a pris appui sur la grâce de Dieu pour être fidèle jusqu’au bout à sa vocation. Il revient donc aux pasteurs de nourrir la vie théologale, la profondeur de la foi et l’espérance des fidèles pour suivre fidèlement le Christ Jésus. Le suivre jusque dans ces « dispositions intérieures » dont parle saint Paul dans l’épître aux Philippiens, dispositions par lesquelles il est entré dans le monde. Ces dispositions manifestent notre disponibilité à l’Esprit saint.
Saint Paul dans sa deuxième lettre aux Corinthiens encourage les chrétiens de Corinthe à devenir des ambassadeurs de Dieu. Or l’ambassadeur doit connaître et aimer le pays auquel il est envoyé pour faire et aimer et connaître le sien. Cette bienveillance constitue une de ces dispositions évangéliques. Saint Jean Chrysostome, saint Thomas d’Aquin, Blaise Pascal, Charles Péguy ou le pape François lui-même peuvent être pour nous des guides remarquables ! Ils peuvent chacun avec leur grâce nous rappeler l’amour de Dieu pour chaque personne humaine, nous exhorter au défi de rentrer dans le monde sans en rester le spectateur froid et juge. Ils peuvent nous entraîner à compatir et accompagner celui qui cherche Dieu en continuant nous-mêmes à le chercher et nous ouvrir à la grâce de nous approcher de la pauvreté sans peur mais avec la douceur brûlante de l’amour du Christ. Parce qu’il y va de notre espérance et de notre joie !
Dieu ou le Monde ? L’engagement chrétien, par don Maxence Bertrand, Cerf, mai 2021.