Comment le catholicisme a-t-il profondément façonné le scoutisme, au-delà des intuitions de son fondateur, Lord Baden-Powell ?“Scout un jour, scout toujours !” Dans Toujours prêts, le frère dominicain Yves Combeau livre une “histoire du scoutisme catholique en France” (Cerf, 2021) aussi précise que vécue, car le jeune religieux a été scout et cela perce dans son récit dont toutes les pages sentent le feu de bois. Son récit est aussi celui d’un historien rigoureux, qui ne laisse rien au hasard, comme une installation en froissartage. Depuis les fondations jusqu’aux assemblages, nous découvrons que le scoutisme fut une aventure passionnante, toujours aussi attirante, mais pas nécessairement un long fleuve tranquille. Aujourd’hui encore, les grandes intuitions de cette pédagogie hors-normes rejoignent la nature profonde des jeunes adolescents, et ce fut le génie du scoutisme catholique en France, à travers ses multiples voies, de comprendre que de “rendre un jeune à sa nature dans la nature, c’est le croire capable de Dieu”. Cent après la création du mouvement des Scouts de France, Yves Combeau explique aux lecteurs d’Aleteia ce que fut et ce qui demeure la marque catholique du scoutisme.
Aleteia : le scoutisme est une invention britannique devenue universelle. Quelle est la particularité du scoutisme français ?
Fr. Yves Combeau : Sa force, d’abord : il a été et demeure très vivace. Ensuite, sa division en associations confessionnelles (ou non-confessionnelle, dans le cas des Éclaireurs de France). Enfin, la place considérable, massive, du catholicisme. Non seulement parce que le puis les mouvements catholiques sont, de loin, les plus nombreux, mais parce que le catholicisme a profondément façonné ces mouvements, bien au-delà des intentions de Baden-Powell. Être un scout catholique, c’est prendre le chemin de la sainteté. Et le prendre par la voie propre du scoutisme, un scoutisme entier, aventureux, qui étonne aujourd’hui les scouts de la plupart des autres pays.
Le scoutisme mondial doit-il quelque chose au scoutisme français ? Autrement dit, les particularités du scoutisme catholique ont-elles contribué à consolider la pérennité du mouvement ?
Oui et non. Oui car Baden-Powell a admiré les mouvements français et l’ardeur de l’engagement de leurs membres. Chez les guides, de nombreuses Françaises ont dirigé l’association mondiale. Il faut aussi mentionner le travail des Scouts d’Europe hors de la France. Non car depuis les années 1940 déjà, les mouvements anglo-saxons (Grande-Bretagne, Commonwealth, États-Unis, Asie) ont incliné vers un scoutisme “dans la cité”, assez peu aventureux, dirigé par des adultes, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’expérience française.
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La pédagogie scoute — sa correspondance notamment à ce que vous appelez les “constantes anthropologiques de l’adolescence” — (le jeu, la nature, le système des patrouilles…) est-elle toujours adaptée au monde moderne ?
Oui, par définition, puisque les “constantes anthropologiques” sont ce qui, dans l’homme et donc dans l’adolescence, est stable indépendamment des influences du monde. Un garçon de 2021 a toujours les mêmes attentes qu’un garçon de 1920 : l’amitié fraternelle, le jeu, la bande, l’admiration de l’aîné, le dépassement (et éventuellement la transgression), la quête d’une image de soi et d’une identité, la liberté. L’intuition de Baden-Powell, comprise en profondeur par les catholiques français, c’est ce retour à la nature, non seulement la nature des forêts et des montagnes, mais à la nature du jeune, ce qu’il est en profondeur, dépouillé de tout parasitage. À quoi les catholiques français ont ajouté que la nature profonde du jeune est celle d’un être créé par Dieu et pour Dieu : le rendre à sa nature, c’est le croire capable de Dieu, et l’éduquer, c’est faire grandir le Christ en lui.
Une patrouille au fond des bois, c’est vrai, c’est cru : la faim, le jeu, le rêve, le jargon, le courage, la générosité spontanée, l’élan secret de la foi, les fous-rires…
L’éclatement des mouvements en France a-t-il un sens par rapport au “génie scout”, qui s’est voulu une unité entre générations et milieux sociaux ? Vous dites que cette division était contenue en germes dans des débats d’avant-guerre non résolus. Est-ce un accident de l’histoire ou plutôt l’effet d’une créativité française, souvent tentée par l’esprit de chapelle (les tribus gauloises) ?
Il est clair que la rigidité française, l’incapacité à admettre qu’une même institution peut supporter une diversité d’opinions, a contribué à la division des scouts catholiques après 1964. Les Scouts de France l’ont eux-mêmes provoquée en rendant leur réforme de 1964 obligatoire. Toutefois, il y avait dès l’origine plusieurs options possibles mais incompatibles : un mouvement ouvert à tous ou bien destiné aux catholiques ; un mouvement utile ad extra ou au service de ses seuls membres (ceux-ci étant appelés à servir après leur passage par le scoutisme)… Se posaient aussi la question de la relation à l’Église institutionnelle, aux pouvoirs publics, à la société en général. Enfin, toutes sortes d’options pédagogiques ont été envisagées. La déchirure a eu pour cause un basculement qui dépassait largement le scoutisme : un basculement proprement anthropologique qui a marqué aussi bien l’école que la société et l’Église. C’est celui des années 1960, du concile, du progressisme. À partir de là, chaque mouvement a cherché sa voie. Ma thèse est que ces différentes voies ne font que refléter différentes façons d’être catholique et d’être scout ; autrement dit, qu’elles sont légitimes. Ce qui n’empêche pas de poser sur chacune un regard critique.
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Quelle est d’après vous l’intuition la plus forte du fondateur, Lord Baden-Powell, celle qui a permis au scoutisme de traverser le temps — un siècle d’histoire — et les frontières ?
L’amour du jeune, d’abord. B.-P. avait de la sympathie pour les adolescents en tant qu’adolescents, comme ils étaient, sans le filtre des catégories adultes. Et profondément, la vérité. Une patrouille au fond des bois, c’est vrai, c’est cru : la faim, le jeu, le rêve, le jargon, le courage, la générosité spontanée, l’élan secret de la foi, les fous-rires, tout cela en même temps. C’est dans cette vérité seulement que peut être fondée la vérité supérieure du don de soi. Les apparences élaborées du scoutisme, sa culture atypique et complexe, sont trompeuses : le scoutisme est avant tout une démarche de vérité et d’authenticité. En cela, je le crois plus utile que jamais.
Toujours prêts – Histoire du scoutisme catholique en France, Yves Combeau, Éditions du Cerf, février 2021, 24 euros.
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