La fermeture des comptes d’un président américain en exercice sur les réseaux sociaux témoigne de la toute-puissance des géants de l’économie numérique qui peuvent bannir ou autoriser une parole politique sans préavis et sans recours. En découvrant la brutalité des jeux de pouvoir, le monde des réseaux sociaux passe de l’adolescence à l’âge adulte.Les GAFAM — acronyme des géants de l’Internet Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — cultivaient le cool. Soleil de Californie, pull à capuche, bureaux tirant vers la colocation d’étudiants perpétuels et chiffres d’affaires mirobolants. À l’orée des années 2010, ils nous promettaient un monde plat, sans frontière, où chacun pouvait discuter avec qui il voulait, à l’autre bout du monde et en quelques clics. Une communauté ouverte et tolérante, une auberge espagnole où tous les vents seraient acceptés.
C’était camoufler une partie de la réalité. En collectant les données, ces entreprises disposent d’informations de masse qu’elles peuvent ensuite utiliser et revendre. En produisant des algorithmes très efficaces, elles décident de qui vit et de qui n’existe pas, ce qui est le cas dès que l’on disparaît de la première page de Google. Les couleurs acidulées et les sourires enfantins affichés par les logos cachaient de plus en plus mal une réelle interrogation : où vont ces données, comment sont-elles utilisées, l’utilisateur a-t-il encore sa liberté d’action ?
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De l’insouciance à la réalité politique
En quelques années, ces entreprises sont passées de l’Utopie de Thomas More au Prince de Machiavel en faisant l’expérience douloureuse de la réalité de la politique. Ces médias ouverts permettent aussi à des groupes islamistes de communiquer et de préparer des attentats, et à des théories fumeuses et délirantes de se répandre. Loin d’être plat, le monde est fait de montagnes et de plaines, de creux et de bosses. Le juste rapport entre liberté d’expression et régulation de la parole est une question à laquelle la presse est confrontée depuis son apparition au XIXe siècle et pour laquelle elle n’a pas encore trouvé de solution miracle. Faut-il accepter une liberté complète, au risque de voir des propos haineux et dangereux répandus, ou faut-il introduire une dose de censure afin de protéger ce que l’on estime essentiel, au risque de limiter la liberté de parole et de pensée ?
Facebook et Twitter sont à leur tour confrontés à cette tension à laquelle aucun média n’échappe, mais ils y répondent de façon bien étrange : interdiction brutale du compte du président américain en exercice jusqu’au 21 janvier prochain alors que des centaines de comptes d’islamistes et de gens tordus continuent d’exister. Ce faisant, ils ont démontré au reste du monde que la neutralité n’existe pas et que tous les médias sont engagés dans un combat politique.
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Pas de neutralité
Le choix des informations traitées, leur hiérarchie, les personnes que l’on invite, les exemples que l’on traite ne sont jamais « neutres », mais sont toujours l’expression d’une vision du monde, d’une préférence, d’un goût ou d’un choix assumé de combat politique. Les GAFAM appartiennent au camp démocrate, Joe Biden était leur candidat et Donald Trump leur adversaire. C’est une chose de l’exprimer et de le dire, c’en est une autre de censurer le président que l’on n’aime pas. Ce faisant, ces entreprises ont posé un acte politique.
Le message envoyé par Facebook et Twitter est désormais clair : « Nous faciliterons la diffusion de nos idées et nous limiterons la diffusion des idées que nous ne partageons pas. »
Elles qui sont des canaux de diffusion de l’information et de la parole, des « infoducs » comme il existe des gazoducs et des oléoducs, elles ont fermé le tube d’une personne étiquetée ennemi politique, comme certains États coupent le gaz ou l’électricité aux pays qu’ils veulent mettre à genoux. Ce monde des réseaux sociaux, que d’aucuns voyaient comme un monde de Peter Pan enchâssé dans une enfance infinie, est d’un coup devenu un monde d’adulte, où les jeux de pouvoir et les logiques de puissance sont bien là. Le message envoyé par Facebook et Twitter est désormais clair : « Nous faciliterons la diffusion de nos idées et nous limiterons la diffusion des idées que nous ne partageons pas. » La question dépasse donc amplement la personne de Donald Trump, mais touche à la notion fondamentale du pluralisme médiatique.
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Comme nous devons bâtir un pluralisme des médias et des journaux pour que toutes les idées puissent s’exprimer, il faut aussi construire un pluralisme des réseaux, pour éviter l’effacement et la non-existence. Les Chinois et les Russes ont compris que les réseaux sociaux ne sont pas neutres et qu’ils véhiculent des idées politiques, d’où leurs aides pour faire émerger des réseaux sociaux nationaux et interdire Facebook et Twitter. Ce qui par ailleurs n’est pas une bonne chose pour leurs opposants politiques.
Pas de gratuité non plus
Second mythe qui devrait tomber : il n’y a pas de service gratuit. L’accès à l’information à un coût, soit que l’on paye un abonnement, soit que l’on fasse un don. Il en va de même pour l’accès aux « infoducs ». Nous nous sommes habitués à la gratuité sans voir ce que cela coûte pour une entreprise comme Facebook d’entretenir et de développer un réseau informatique complexe. Si nous ne payons pas, c’est qu’ils gagnent de l’argent ailleurs (notamment par la publicité et la vente des données). Sommes-nous prêts à assumer cette non-gratuité en payant un abonnement pour accéder à des services sécurisés ? Cela a un coût non négligeable. Les utilisateurs aussi se sont laissés prendre au monde grisant de ces services fort utiles accessibles pour rien, dont très souvent nous ignorons le fonctionnement et les besoins énergétiques et techniques que cela nécessite.
En réalité, on ne se préoccupe de la censure que lorsque celle-ci nous touche personnellement. Donald Trump banni, la vie poursuit son cours et Joe Biden tournera la page de cette présidence. Il serait dommage néanmoins que les questions soulevées restent en suspens et que nous ne demeurions pas esclaves des réseaux sociaux, en attendant le jour où ils nous banniront.
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