Pour Bernanos, l’optimiste et le pessimiste ont en commun de ne pas faire face au réel. Le choix alternatif est celui de l’espérance, qui est toujours une victoire, donc un risque.« Ne sombrons pas dans la vision déprimante de Georges Bernanos, qui disait : “L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles.” Préférons celle de Baden-Powell : “L’optimisme est une forme de courage qui donne confiance aux autres et mène au succès.” » Tel était le programme que fixait récemment un énergique entrepreneur, pour que l’avenir soit meilleur. Il nous invitait ainsi à être « pleins d’espoir ». Le patronage du fondateur du scoutisme rend évidemment l’appel fort sympathique. On peut aisément se convaincre que le héros du siège de Mafeking est un maître de vie plus joyeux que l’ancien poilu des tranchées et qu’entonner « un scout regarde en avant » vous amènera plus loin que le séjour dans « la vallée de larmes » du Salve Regina.
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À l’école de Baden-Powell — B.P. pour les amateurs d’initiales d’initiés — on peut traverser la rivière pleine de crocodiles en sifflant, sûr de ne pas être dévoré ; la patrouille suivra en chantant et tous arriveront sur l’autre rive, même si le « cul de pat » doit pour cela finir cul-de-jatte. Plaisanterie mise à part, il va de soi que l’espoir de réussir peut contribuer à la victoire et que partir perdant n’aide guère à arriver gagnant. Bernanos lui-même notait que « l’optimisme d’un malade peut faciliter sa guérison ». Il s’empressait toutefois d’ajouter qu’il peut aussi bien accélérer sa mort, « s’il l’encourage à ne pas suivre les prescriptions du médecin ».
Imbécile heureux ou malheureux ?
C’est pourquoi la vision de Bernanos n’est pas déprimante, pour qui fait l’effort de la comprendre. Habitué à être dépeint en catholique angoissé rabat-joie, le grand Georges commença une de ses conférences (« La liberté pour quoi faire ») par cet exorde : « Messieurs les journalistes qui m’ont fait l’honneur de venir m’entendre ce soir sentent déjà frémir au bout de leur plume, j’en suis sûr, le mot de pessimiste. » Aux yeux de Bernanos, il fallait avant tout se débarrasser de l’opposition vaine entre l’optimiste, « imbécile heureux », et le pessimiste, « imbécile malheureux » (ou « triste », écrit-il ailleurs).
Chez Bernanos, le refus de l’optimisme n’était pas abandon de poste, mais conscience de l’effort nécessaire et mise en garde contre la confusion entre l’espérance et l’illusion.
Vision déprimante ? Non, salutaire. Pour Bernanos, l’optimiste et le pessimiste ont en commun de ne pas faire face à l’appel du réel : l’un croit que les choses s’arrangeront par elles-mêmes, l’autre est persuadé qu’elles se délitent inéluctablement. Dans les deux cas, il devient inutile d’affronter la réalité rugueuse. L’action des hommes et, éventuellement, l’aide de la grâce sont tenues pour rien. Devant les braises d’un feu qui s’éteint, l’optimiste ne bougera pas, gageant que les flammes reprendront toutes seules ; le pessimiste ne bougera pas non plus, certain que c’est perdu d’avance. Le courage, allant parfois jusqu’à l’héroïsme, suppose de trouver du bois, puis de de se mettre à genoux et de souffler sur les braises, au risque d’une position peu gracieuse et inconfortable, surtout sur terrain boueux. Baden-Powell ne contesterait sûrement pas notre usage de la métaphore du feu de bois.
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L’alibi des égoïstes
Chez Bernanos, le refus de l’optimisme n’était donc pas abandon de poste, mais conscience de l’effort nécessaire et mise en garde contre la confusion entre l’espérance et l’illusion. Que penser de la charité d’un homme qui dit à son ami blessé au sol, sans même chercher à panser ses plaies : « Tu vas t’en sortir, je suis optimiste » ? De là, dans les Grands Cimetières sous la lune, cette confidence personnelle : « Il est vrai que je ne suis pas ce qu’on appelle un optimiste. L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur. » La fin de la Seconde Guerre mondiale verra Bernanos inchangé sur ce point, à l’heure où chacun était tenu de communier dans l’enthousiasme pour le nouveau monde merveilleux qui commençait : « Neuf fois sur dix, l’optimisme est une force sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui. » « Ca ira mieux demain » n’est souvent qu’une variante bien dissimulée d’« après moi, le déluge ».
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Si le refus de l’optimisme — comme du pessimisme — par Bernanos est un refus de l’aveuglement, il est plus encore une forme de courage. Le chantre de la préférence pour l’optimisme de Baden-Powell se garde bien de donner la phrase qui suit la « vision déprimante » : « L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. » À propos des jeunes gens pleins de bonnes intentions, mais prêts à se tromper autant sur l’espérance que sur l’amour, Bernanos écrivait ainsi : « Je voudrais les mettre en garde contre les charlatans dont le faux espoir n’est qu’un lâche prétexte à ne pas courir le risque de la véritable espérance. Car l’espérance est une victoire, et il n’y a pas de victoire sans risque. »
Le peuple de l’attente
C’est cette victoire difficile sur le démon de « l’à quoi bon ? », c’est ce désespoir surmonté, sans jamais se voiler la face ou détourner le regard des appels à l’aide, qui permit à Bernanos d’écrire aussi : « J’appartiens probablement de naissance à ce peuple de l’attente, à la race qui ne désespère jamais, pour laquelle le désespoir est un mot vide de sens, analogue à celui de néant. Et c’est nous qui avons raison ! » À la confiance souriante de Baden-Powell, il n’est donc pas mauvais d’ajouter la lucidité surnaturelle pugnace de Bernanos, pour ne sombrer ni dans le pessimisme poseur, ni dans l’optimisme trompeur. La jungle intérieure du chrétien mérite elle aussi son livre.
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