Noël est la fête de la vie, mais quelle vie célèbre-t-on ? Pour Balzac, la question est de savoir si l’on vit pleinement sa vie au risque de la perdre ou si on préfère la préserver au risque de ne pas la vivre du tout.
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Tout le monde connaît le dilemme cornélien : l’honneur ou l’amour, venger son père ou épouser celle qu’on aime, être le fils de don Diègue ou le mari de Chimène. Faux dilemme, en vérité, car l’homme sans honneur est indigne d’amour. Le dilemme balzacien est un peu moins connu. Son actualité a pourtant rarement été aussi manifeste qu’à l’approche de ce Noël qu’il est convenu d’appeler « pas comme les autres ». Chez Balzac, tout être est placé devant une alternative dont les termes sont simples : faut-il économiser au risque de ne jamais faire usage de ce qu’on a accumulé ou dépenser au risque de manquer rapidement ? La question vaut autant pour l’énergie vitale que pour l’or.
Cesser de vivre pour ne pas risquer de mourir
L’argent, certes, est la clé de tout, depuis que « le paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses » a remplacé « les biens éternels » de l’Ancien Régime, mais il est aussi métaphorique. Le dilemme peut donc être reformulé ainsi : faut-il espérer vivre longtemps, mais en menant une existence étriquée qui est déjà presque une mort ou faut-il risquer de vivre moins longtemps, mais pleinement ? On serait tenté d’ajouter : faut-il prendre le risque de sortir de chez soi pour aller à la messe de Noël, qui actualise la naissance inouïe de Dieu sur la paille, ou vaut-il mieux rester isolé par crainte d’attraper un virus ? Et aussi : faut-il rester seul dans la pièce d’à côté ou s’unir aux banquets des possibles contaminés ?
Balzac pose à tous cette question simple : faut-il cesser de vivre pour ne pas risquer de mourir ?
Symbolisée par une peau de chagrin qui rétrécit chaque fois qu’on exprime un désir, la vie du personnage balzacien peut être courte ou longue : courte, si son risque est couru ; longue, si elle n’est pas vécue. Balzac pose à tous cette question simple : faut-il cesser de vivre pour ne pas risquer de mourir ? Dans l’espoir de repousser le jour de son enterrement, faut-il s’enterrer vivant chez soi ? Ainsi, Raphaël de Valentin, dans La Peau de Chagrin, tente-t-il de prolonger sa vie en faisant taire en lui tout désir. Vaine tentative, car il n’a pas renoncé à aimer. L’humoriste Nicolas Bedos, qui s’est attiré les foudres d’Olivier Véran, n’a pas résumé son point de vue autrement : « Vouloir protéger la vie tout en la vidant de son sens a quelque chose d’absurde. » Il est dommage que le ministre médecin ait cru de son devoir de condamner l’artiste, qui ouvrait à sa manière une autre perspective que la seule exigence sanitaire, bien sûr elle-même légitime dans son ordre.
Mort, comme il a vécu
La remarque de Nicolas Bedos s’applique à merveille au père d’Eugénie Grandet, homme de l’économie et de la vie retenue. Chez Balzac, l’avarice est la même, qu’il s’agisse de donner une pièce ou de donner sa vie. La vie du père Grandet est une agonie par rétention d’argent. Il manque autant de générosité que de souffle vital. Du père Grandet, Balzac écrit cruellement : « Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. » Au seuil de la mort, Grandet demande encore à contempler l’or à laquelle sa vie s’est de plus en plus identifiée : « Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis. » Atroce simulacre de l’adoration eucharistique, où la pièce de monnaie est vénérée comme une hostie, mais une hostie qui fige dans la mort au lieu d’offrir la Vie en abondance. Grandet ne serait jamais sorti de chez lui en période de pandémie.
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Une vie courte vraiment vécue ou une vie longue de demi-mort. Bien entendu, le dilemme balzacien ne se pose pas aujourd’hui à chacun en termes aussi tranchés. Nul ne peut ignorer une légitime prudence et un sens de la responsabilité vis-à-vis des autres. Il n’est toutefois pas inutile de se demander laquelle des deux logiques mises en évidence par Balzac dicte généralement nos actions. Car le Ciel, même très caché, englobe le monde de Balzac, au point que la leçon évangélique n’est pas absente de son univers romanesque : qui veut sauver sa vie la perd ; celui qui ne craint pas de la perdre la sauve.
Risquer l’espérance
C’est pourquoi, ultimement, il n’y a pas de dilemme balzacien pour le chrétien. Le Christ libère d’une logique du calcul, qui compte et recompte les pièces, les morts ou les années qui restent à vivre. Par le Christ, la vie vécue en plénitude ne raccourcit pas l’existence. Elle ne la prolonge pas non plus. Elle l’agrandit. Celui qui sort de chez lui pour recevoir le Pain vivant né dans une mangeoire prend peut-être le risque de réduire son espérance de vie, mais il fait sûrement grandir l’Espérance et la Vie.
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