La récente escalade des tensions entre la France et la Turquie s’inscrit dans une détérioration plus large des relations entre les deux pays. « Depuis 2017, la détérioration des relations franco-turques s’est accélérée, les deux présidents adoptant des positions diamétralement opposées dans de nombreux dossiers cruciaux », assure à Aleteia Ana Pouvreau, spécialiste des mondes russe et turc et auteur de plusieurs ouvrages de géostratégie.
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Les relations entre la France et la Turquie ne cessent de se dégrader depuis que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a critiqué la “santé mentale” d’Emmanuel Macron à la suite de son discours de mercredi 21 octobre à la Sorbonne, lors de l’hommage national à Samuel Paty. L’Elysée avait alors dénoncé des propos “inacceptables” et avait, dans la foulée, rappelé l’ambassadeur de France en Turquie. Ce lundi 26 octobre, Erdogan en a rajouté une couche et a appelé les Turcs à boycotter les produits français. “Il y a eu une montée des tensions continue entre les deux pays depuis plusieurs années, mais avec le meurtre de Samuel Paty, on s’aperçoit que la vision de la société défendue en France est aux antipodes de celle défendue par le régime turc”, explique à Aleteia Ana Pouvreau, spécialiste des mondes turc et russe, auditrice de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Aleteia : Comment expliquer la récente escalade des tensions entre la France et la Turquie ?
Ana Pouvreau : Il y a eu une montée des tensions continue entre les deux pays depuis plusieurs années, mais avec le meurtre atroce de Samuel Paty, on s’aperçoit que la vision de la société défendue en France est aux antipodes de celle défendue par le régime turc. En effet, le fait que le thème du blasphème, en tant que forme de la liberté d’expression, soit abordé avec les élèves dans le cadre des programmes d’éducation morale et civique en France, est une idée absolument inconcevable pour le président turc qui se voit en leader du monde musulman. En tant que croyant et ancien prisonnier de conscience condamné par le passé pour ses convictions religieuses, Recep Tayyip Erdogan se sent certainement profondément heurté face à la détermination de la France à ne pas renoncer aux caricatures, d’où son explosion de colère. Depuis 2017, la détérioration des relations franco-turques s’est accélérée, les deux présidents adoptant des positions diamétralement opposées dans de nombreux dossiers cruciaux.
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Les tensions entre la France et la Turquie ont culminé en octobre 2019 lorsque le président français a déploré que l’allié américain quitte le théâtre syrien et que l’allié turc décide d’attaquer ceux qui ont été les partenaires de la coalition pour combattre l’État islamique. Recep Tayyip Erdogan a réagi avec véhémence aux déclarations du président français selon lesquelles l’Otan serait en état de “mort cérébrale” à cause de l’attitude de la Turquie face aux forces kurdes. Plus récemment, au Liban, Erdogan a critiqué la visite présidentielle française à Beyrouth (qualifiée de spectacle) après l’explosion qui a dévasté la capitale libanaise en août 2020 et il a évoqué les visées coloniales de la France au Liban.
Quelles peuvent être les conséquences diplomatiques ?
Sur les grands dossiers de politique étrangère : Libye, Égypte, Syrie, Chypre, Grèce, Kurdistan irakien et même au Mali, les positions des deux pays sont antagonistes et les crispations nombreuses. La tournure que sont en train de prendre les événements est particulièrement préoccupante pour les expatriés français qui résident en Turquie. La communauté turque en France, qui compte selon une enquête du journal La Croix quelque 630.000 personnes, craint d’être stigmatisée.
Il ne faut pas oublier que le peuple turc — comme les Russes d’ailleurs — est très résilient face à l’adversité.
On évoque souvent en Europe les leviers économiques dont disposent les pays européens vis-à-vis de la Turquie. Mais celle-ci dispose de leviers dans le domaine migratoire et également en ce qui concerne la question des djihadistes français détenus en Turquie. Surtout, il ne faut pas oublier que le peuple turc – comme les Russes d’ailleurs – est très résilient face à l’adversité. Les menaces d’ordre économique ne seront pas suffisantes face au raidissement des Turcs – même pour ceux qui sont dans l’opposition – dans un sursaut d’orgueil national face à ce qu’ils pourraient percevoir comme une humiliation de leur pays.
On avait laissé Erdogan cet été au “sommet de sa gloire” après avoir réussi le coup de force de refaire de Sainte-Sophie une mosquée. Répondre ainsi,est-ce une autre manière de concrétiser son rêve de faire revivre l’Empire ottoman ?
La reconversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, événement très marquant pour les chrétiens en cette année 2020, s’inscrit dans cette même optique de galvanisation des énergies au sein de l’Oumma par le président turc. Cela lui a également permis de renforcer le sentiment d’appartenance des Turcs à la grande nation turque – qui regroupe tous les peuples turcophones de la planète. C’est “l’appel de la steppe” qui incite Erdogan à se projeter vers l’est, vers le Caucase (comme en ce moment dans le conflit au Haut-Karabakh) puis vers l’Asie centrale, dans une nouvelle dynamique eurasiste et pantouraniste.
Entre la Syrie, la Libye, la Méditerranée orientale, Haut-Karabakh… La Turquie est un acteur majeur dans de nombreux dossiers. Est-ce une position tenable pour la Turquie ou au contraire un jeu instable ?
Cette position s’inscrit dans une vision stratégique très ambitieuse de montée en puissance sur le long terme et qui prévoit un rôle très important pour la Turquie dans la résolution des conflits au plan régional. Mais également un rôle déterminant sur la scène internationale et notamment au sein des organisations internationales, ce qui explique l’activisme de la Turquie dans tous les dossiers importants qui ont un impact sur la stabilité globale. Le président turc perçoit la Turquie comme une future grande puissance à l’instar des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU).
Il poursuit, depuis 2010, ce qu’il appelle sa “Vision 2023”, qui vise à faire du pays une des 10 premières puissances mondiales à l’horizon 2023, année marquée par le centenaire de la République de Turquie. Pour ce faire, il s’est fixé une liste d’objectifs dans les domaines de la politique étrangère, dans les domaines économique, énergétique, des transports, de la santé et du tourisme. Cette détermination est d’autant plus affirmée qu’en juin 2023 des élections générales auront lieu en Turquie : élection présidentielle et élection des députés de la Grande assemblée de Turquie.
On entend beaucoup de la Turquie et de son président mais très peu des minorités chrétiennes du pays. Qui sont-elles et pourquoi sont-elles si discrètes ?
La décennie 2020 va être jalonnée de commémorations particulièrement douloureuses. Par exemple, le souvenir des échanges déchirants de populations entre la Grèce et la Turquie (750 000 Turcs contre 1,5 million de Grecs) dans les années 1920, ainsi que celui du grand incendie et des massacres de Smyrne (actuellement Izmir) où périrent des milliers de Grecs et d’Arméniens en septembre 1922, vont être ravivés. La Turquie de 2020 compte encore quelques minorités chrétiennes (environ 100.000 personnes), dont l’existence est reconnue par la Constitution turque et par le Traité de Lausanne de 1923. Parmi elles, quelques dizaines de milliers d’Arméniens, vivant principalement à Istanbul (45.000 personnes) et fidèles à l’Église apostolique d’Arménie. Il y a aussi quelque 3000 Grecs-orthodoxes regroupés à Istanbul (la romiosini ou roums d’Istanbul). Des chrétiens syriaques, environ 20.000 personnes, orthodoxes ou catholiques syriaques, vivent notamment dans les régions frontalières avec la Syrie. Au vu des évolutions sociétales actuelles en Turquie, l’avenir de ces minorités est loin d’être radieux.
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